Bloomfield : Du mentalisme au behaviorisme

Jean-Michel Fortis
Laboratoire d’histoire des théories linguistiques, Université Paris-Diderot

On peut s’interroger sur l’évolution qui voit Bloomfield passer de la psychologie à dominante wundtienne, qui imprègne son Introduction de 1914, au behaviorisme, et d’une linguistique “mentaliste” à une linguistique psycho-abstinente et centrée sur l’analyse des formes. Une version simple de cette évolution est celle que décrit Langendoen (1998): de conceptualiste, Bloomfield devient behavioriste et structuraliste.

Je voudrais donner ici une image plus complexe de cette transition, en insistant sur le découplage entre la conversion au behaviorisme et l’évolution des idées linguistiques de Bloomfield. Cette évolution est à mon avis graduelle, et entretient des rapports complexes avec la psychologie de l’époque (celle de Wundt, essentiellement, mais aussi de Hermann Paul). Trois examples, qui sont autant de rapports à la psychologie, peuvent l’illustrer.

Dans un premier cas, Bloomfield donne un soubassement psychologique à des phénomènes linguistiques, pour n’en garder que ce qui est compatible avec des critères distributionnels d’analyse. Ici, le mentalisme embraye la discussion, donne un fondement psychologique à l’explication, pour se trouver recyclé en approche distributionnelle. La discussion partira de ce que dit Bloomfield à propos de la distinction analytique / synthétique.

Un autre cas concerne la réinterprétation par Bloomfield de l’analyse wundtienne de la proposition. En l’occurrence, dès l’Introduction de 1914, Bloomfield reprend Wundt en l’édulcorant, c’est-à-dire en restant plus près des formes de surface que Wundt. L’origine de l’analyse en constituants peut donc être cherchée chez Wundt, mais chez un Wundt en partie dépsychologisé.

Enfin, dans un troisième type de cas, la psychologie mentaliste ne joue qu’un rôle insignifiant dans la description linguistique, et ce à l’époque même où Bloomfield défend une linguistique psychologique. Ce cas est illustré par les précoces Tagalog Texts (1917).

Bien sûr, il ne s’agit pas ici de présenter Bloomfield et son évolution, mais de donner quelques coups de sonde historiques dans certains domaines.

L’analytique et le synthétique

Dans plusieurs de ses premiers textes, Bloomfield prend position sur la distinction des langues analytiques et synthétiques. Pourquoi cette préoccupation?

Une hypothèse serait que Bloomfield voit dans cette question la possibilité de faire converger deux perspectives : celle, plus historique et axiologique de Jespersen (1894), qui perçoit dans l’histoire un progrès du synthétique vers l’analytique (voir la contribution de James McElvenny 2013 sur ce même blog), et celle, wundtienne, d’une théorie psychologique du fondement possible de cette distinction.

Qu’est-ce qu’une langue synthétique selon Bloomfield ? Dans l’Introduction, aux langues analytiques, Bloomfield oppose les langues dites nominales ou attributives (nominal ou attributing languages ; 1914a: 64), au nombre desquelles il compte le groenlandais et en général les langues à “mots-phrases”, mais aussi le nahuatl (les exemples viennent probablement de Steinthal). Ces langues, explique Bloomfield, enveloppent dans l’action ou l’attribut la mention de l’objet qui en est le substrat (‘blanc’ doit se dire ‘tel objet-blanc’), et ne distinguent pas formellement entre l’objet qualifié et la prédication (‘tel objet-blanc’ se dit comme ‘est-tel-objet-blanc’). A cette aune, le latin est plutôt du côté des langues synthétiques : cantat, en effet, enveloppe l’objet prédiqué.

En outre, les langues synthétiques, n’ayant pas séparé l’entité prédiquée du prédicat, n’ont pas de sujet. La transition des langues nominales, à l’anglais est ainsi décrite comme l’émergence des catégories syntaxiques (1914b: 69). Les catégories syntaxiques signalent un plus haut degré d’abstraction et de “fictivité”. Elles séparent l’entité de l’action (abstraction), et transfèrent la structure narrative [acteur sujet-action prédicat] à des états de choses statiques comme Mount Blanc is high  (fictivité ; 1914b: 69). Tout ceci est conforme à Wundt.

L’aperception

Whitney (1884) ne voyait pas quelle différence pouvait bien séparer les deux types de langues au plan de l’analyse des idées. Bloomfield a une réponse: l’aperception. Jespersen avait déjà affirmé que la supériorité de l’analytique consistait en la possibilité d’accentuer les éléments. Dans l’anglais I had sung (vs cantaveram), expliquait-il, “the elements are analysed, so that you can at will accentuate the personal element, the time element, or the action” (1894: 25). Dans le vocabulaire de Wundt, cette possibilité reflète une capacité cognitive plus générale de focalisation volontaire sur un élément d’une représentation totale (Gesammtvorstellung), que Wundt appelle aperception. Le terme est abondamment employé en psychologie à la suite de Herbart, par ex. par Steinthal, mais l’acception qu’en donne Wundt lui est propre.

Dans Sentence and Word (1914b), Bloomfield explique que la différence fondamentale entre un morphème lié (“formative element”) et un mot est celle qui sépare “valeur d’association” et “valeur aperceptive” (1914b). Dans exibant, ex– doit sa valeur à son association avec excessit / exegit (de exigo) etc. ; -i- doit sa valeur à la série abirem / redimus etc.; -b- à regebat / videbit etc., valeur glosée comme celle d’une ‘notion vague de continuité, passée ou futur’ ; -a- à regebat / eram / fuerat (valeur de passé); -nt- à dolent / conantur / delectantur etc. ‘plus d’un acteur impliqué dans l’action’ (1914b: 69-70). Que les morphèmes soient isolés par leur répétition au sein de groupes associatifs est une idée que Bloomfield doit probablement à Hermann Paul et à sa psychologie de provenance herbartienne.

Maintenant, la phrase anglaise ðejwrgòwiŋáwt (they were going out) est absolument similaire au latin exibant, à ceci près que la focalisation de l’attention peut détacher ðej de wrgòwiŋáwt, mais ne peut aucunement scinder exibant (Bloomfield 1914b: 70-1). Autrement dit, les mots de they were going out ont une “valeur aperceptive”, tandis que les morphèmes de exibant sont confusément isolés par la force associative qui les lie aux formes homologues.

Attention, la forme analytique est aperceptible plutôt qu’aperceptée. Elle peut en effet fonctionner à vide, comme lorsque la phrase He’s a lucky fellow,  employée avec une pure valeur émotionnelle, se voit désinvestie de son articulation prédicative et n’est plus qu’une interjection développée (1916: 15). Ainsi, le critère psychologique n’est pas très sûr et paraît dépendre du contexte. D’une certaine manière, il sert à formuler une potentialité de comportement phonétique (le stress) et syntaxique.

Des groupes associatifs aux morphèmes

Dans l’Introduction, les groupes associatifs ont un double rôle: celui, formateur, de changement analogique, et celui, analytique, de segmentation morphologique.
Conformément à la mécanique herbartienne qu’on trouve chez Paul, la segmentation des éléments reflète les forces d’attraction de groupes associatifs, et le degré d’indépendance des éléments varie en fonction de ces forces d’attraction. Ainsi, les constituants des formes suivantes peuvent-ils se ranger sur une échelle d’indépendance croissante:

fl- et -ash dans flash, par opp. à flame, flare, flicker, flimmer et aussi à clash, crash, dash, lash, slash < -s dans fire-s < -´s dans the King of England’s son < -teen dans thirteen < bull dans bulldog (Bloomfield 1914a: 94-5).

Fl- et -ash sont moins indépendants car, outre que le locuteur est inconscient de leur valeur, ils ne peuvent être ajoutés à loisir à une autre forme; le -s pluriel est plus indépendant pour la raison inverse; le -´s possessif a une distribution plus large que le pluriel (il peut déterminer un syntagme); teen est susceptible d’être employé seul (a girl in her teens); enfin, bull entre dans un composé dont l’autre élément (dog), à la différence de thir- dans thirteen, est employé comme mot aussi.

Cette fois donc, ce sont bien des critères essentiellement distributionnels qui définissent les morphèmes liés. On note aussi que la distribution fournit des degrés de liaison, non une dichotomie morphèmes libres / morphèmes liés.

Bref, dès l’Introduction, les critères distributionnels voisinent avec la théorie psychologique. C’est néanmoins la théorie psychologique des groupes associatifs qui semble embrayer la discussion des classes distributionnelles. Cette théorie est encore en lien avec la notion d’aperception dans les textes de cette époque, mais cette notion ne fournit qu’un critère fluctuant des mots indépendants, et dans les Postulates elle est éliminée définitivement par l’obtention d’un critère distributionnel des formes libres et donc des mots (i.e. le fait de pouvoir être un énoncé, utterance). Ainsi, l’abandon de la définition “mentaliste” des “éléments formatifs” et des mots par l’aperception prolonge le germe de distributionnalisme qui pointe dans l’Introduction. Il n’en demeure pas moins que dans Language, Bloomfield continuera à associer une valeur sémantique aux morphèmes issus des groupes associatifs. Simplement, une fois converti au behaviorisme, il s’abstiendra d’identifier cette valeur à une représentation mentale, et parlera de situational features (Language 1933: 267-8), qu’on pourrait se risquer à rapprocher des contingencies de Skinner.

Sujet et prédicat : le rapport à Wundt

Selon Murray (1994: 118), l’inadaptation de la structure sujet – prédicat pour traiter certaines constructions aurait incité Bloomfield à abandonner la “loi de dualité” wundtienne, qui fait de cette structure un pivot de l’analyse psychologique, et à délaisser Wundt. Mais Bloomfield a toujours rejeté l’universalité de la structure sujet-prédicat, comme nous l’avons vu, et ce rejet s’est effectué dans le cadre wundtien.

Si nous suivons Percival (1976, repris par Seuren 1998), la division successive en sujet-prédicat proposée par Wundt est à l’origine de l’analyse en constituants immédiats. Bloomfield est-il le fils prodigue qui prend son héritage et abandonne le père, ou bien lâche-t-il le père et l’héritage? Comment Bloomfield restitue-t-il Wundt?

L’analyse en constituants

Dans la Völkerpsychologie, Wundt définit la phrase comme la décomposition d’une représentation totale (Gesammtvorstellung) consciente en parties rapportées les unes aux autres (1912: 243-4). Cette décomposition peut s’opérer selon deux modes de construction de l’énoncé (1912: 321s). Le premier, dit “prédicatif”, est une décomposition successive de la représentation totale en structures sujet-prédicat, décomposition qui est effectuée sous contrôle attentionnel, c’est-à-dire aperceptif. Sa binarité en fait un mode de liaison interlexicale fermé (geschlossene Wortverbindung), dont les manifestations sont les divisions entre sujet et prédicat grammaticaux, prédicat verbal et objet, sujet / objet nominal et attribut, verbe et adverbe.

Wundt représente la division de l’énoncé en prédications par une arborescence qui évoque les arbres de dérivation. Soit par exemple la proposition ein redlich denkender Mensch verschmäht die Täuschung (‘une personne d’esprit honnête dédaigne la tromperie’). Elle peut être successivement divisée en prédications: le sujet contient l’affirmation ‘ein Mensch denkt redlich’ (litt. ‘un homme pense honnêtement’), le prédicat denkt redlich contient à son tour l’affirmation ‘redlich (Redliches) wird gedacht’ (‘quelque chose d’honnête est pensé’), et le prédicat principal contient sous forme condensée ‘die Täuschung wird verschmäht’ (‘la tromperie est dédaignée’).

Décomposition de ein redlich denkender Mensch verschmäht die Täuschung
Décomposition de ein redlich denkender Mensch verschmäht die Täuschung (adapté, d’après Wundt 1912: 330)

Avant Wundt, Becker avait déjà proposé d’analyser un énoncé en divisions successives, quoique d’une autre manière (voir par ex. 1843: §206 ; Graffi 2001: 136-7). Il y a là, vraisemblablement, un écho de la Grammaire Générale.

Le second mode de construction, “attributif”, correspond à la parataxe, à l’apposition, à la coordination inter- (et non intra-) propositionnelle. La construction attributive peut parasiter une liaison fermée. Dans er ist ein guter, treuer, gewissenhafter, fleissiger Mensch (‘C’est une personne bonne, fidèle, consciencieuse et travailleuse’) l’énumération est une intrusion attributive de ce genre. Ainsi peuvent s’interpénétrer dans une même phrase les liaisons ouvertes et fermées.

Les liaisons attributive et prédicative ne sont pas cantonnées au palier de la proposition. Elles caractérisent aussi un style narratif, contraint par les ressources grammaticales de la langue, mais aussi déterminé par l’émotion, la visée communicative (en littérature), la pathologie ou simplement la tension momentanée de l’esprit.

Ce que Bloomfield retient d’abord de Wundt est la progression aperceptive du sujet au prédicat dans la conscience, et la structure hiérarchique des membres d’une construction:

In the primary division of an experience into two parts, the one focused is called the subject and the one left for later attention the predicate ; the relation between them is called predication. If, after this first division, either subject or predicate or both receive further analysis, the elements in each case first singled out are again called subjects and the elements in relation to them, attributes. (…) Thus in the sentence Lean horses run fast the subject is lean horses and the horses’ action, run fast, is the predicate. Within the subject there is the further analysis into a subject horses and its attribute lean, expressing the horses’ quality. In the predicate fast is an attribute of the subject run.
(1914a: 60-1)

Mais Bloomfield s’écarte de Wundt: il ne fait aucune allusion aux liaisons fermée et ouverte, qui sont véritablement le palier psychologique chez Wundt; il ne généralise pas la dualité sujet-prédicat à tous les niveaux d’analyse mais parle d’attribut, non de prédicat, après la première division; il reste au niveau de la phrase, et ne parle pas de style narratif. Tout ceci indique que chez Bloomfield la division n’est plus une analyse psychologique distincte du niveau formel, mais coïncide avec ce niveau. Dans cette mesure, il dépsychologise Wundt, quoiqu’il conserve la définition aperceptive du sujet.

Notons finalement que la portée de l’analyse en constituants reste limitée chez Bloomfield, qui se focalise, dans ses descriptions, sur les constructions, non sur la structure en constituants. Ce sont d’abord les constructions qui constituent l’objet de la grammaire tel que Language les définit, à savoir “the meaningful arrangements of forms” (1933: 163). Les Tagalog Texts confirment d’ailleurs cette primauté, et le résumé qu’en donnera Language laissera inchangées leurs thèses principales (1933: 200-1).

Les Tagalog Texts

Publiés en 1917, les Tagalog Texts sont un ouvrage d’avant-garde où Bloomfield propose une analyse prioritairement fondée sur les régularités formelles. Il réduit ainsi les parties du discours à deux, les particules et les mots pleins, ce qui ne peut se justifier que par une prise en compte du comportement formel et distributionnel du tagalog (où, par ex., tout nom fonctionne librement comme prédicat). Sa définition de la structure sujet-prédicat ne fait aucunement appel à la notion d’aperception; bien plus, elle n’identifie même pas le sujet au mot indépendant, donc aperceptible, désignant un acteur, comme d’autres textes de Bloomfield le suggéreraient. Cette définition est en réalité formelle: le sujet est une “expression” appartenant à une certaine classe de formes, que Bloomfield énumère (elles correspondent aux formes nominatives, mais Bloomfield n’emploie pas le terme).

Sa classification des structures “attributives”, qu’il oppose aux “prédicatives” (en sujet-prédicat), est particulièrement intéressante: elle est résolument formelle, et fondée sur les marques (ou l’absence de marque) de liaison entre les constituants de chaque structure. Le tableau ci-dessous en donne une idée.

Types de constructions à attribut
(Bloomfield)
Forme(s)
de la construction
Exemples de gloses “modernes” Exemples
(illustrations non exhaustives des valeurs possibles de la construction; notation simplifiée suivant l’orthographe commune, non phonologique ; la graphie nang, adoptée par Bloomfield, a été conservée)
“conjunctive attribute” X na / ng Y ligature (angl. linker)
isa-ng tao
une-LIG personne
‘une personne, quelqu’un.’
“disjunctive attribute” X nang Y
et ses équivalents :
X ni / nina Y (avec noms de personnes)
et formes équivalentes des pronoms et déictiques
génitif, possessif, core
ang puno nang unggo
NO arbre GEN singe
‘l’arbre du singe.’
sinulat niya ang liham
VP.PERF.écrire 3SG.GEN NOM lettre
‘il a écrit la lettre.’
sya y kumain nang kanin
3SG.NOM INV VA.PERF.manger GEN riz
‘il a mangé du riz.’
“local attribute” X sa Y
et ses équivalents :
X kay / kina Y (avec noms de personnes) et formes équivalentes des pronoms et déictiques
datif, locatif, oblique ou préposition
sya y nanaog
3SG.NOM INV VA.PERF.descendre
sa bahay
PREP maison
‘elle / il est descendu(e) / sorti(e) de la maison.’
paparoon ako
VA.PROSP.arriver 1SG.NOM
sa makalawa
PREP après-demain
‘j’arriverai après demain.’
“absolute attribute” X ø Y
di ø malayo
NEG ø loin
‘non loin.’
habang ø sya
pendant ø 3SG.NOM
y natutulog
INV MOD.IMP.dormir
‘pendant qu’il dort / dormait.’
Gloses
1, 3 : première et troisième personne
GEN : génitif
IMP : imperfectif
INV : marqueur d’unversion de l’ordre prédicat-sujet
PERF : perfectif
LIG : ligature
MOD : marqueur de modalité
NEG : négation
PREP : préposition
PROSP : prospectif
VA : voix active
VP : voix passive
Gloses sujettes à controverse chez les philippinistes mais fournies ici à titre pédagogique.

Il est frappant de constater que Bloomfield classe les structures sans mettre au premier plan les catégories traditionnelles (cas, subordination etc.), voire en les ignorant totalement. Il ne prend pas en considération les cas: alors que les grammaires du tagalog font de nang une marque de génitif ou de non-subject core argument etc., Bloomfield lui attribue une dénomination (disjunctive attribute) sans contrepartie dans d’autres langues. Certes, quand il énumère les différentes fonctions de nang, il repère son emploi possessif, son emploi en marque d’objet etc., mais la base de sa classification, comme pour les parties du discours, est formelle et distributionnelle: est un attribut disjonctif ce qui a la distribution d’une expression en nang et n’a pas de marque attributive d’un autre type. Tant d’innovations ont rebuté Blake (1919), qui publiera ensuite (1925) une grammaire plus conventionnelle.

En résumé, les Tagalog Texts n’ont rien d’une grammaire psychologiste. L’étude, si on l’expurgeait de quelques infimes vestiges wundtiens (comme la notion de dominant idea, i.e. de dominierende Vorstellung), passerait facilement pour une œuvre du second Bloomfield, celui d’après les Postulates. Mais alors, si elle est coupée de la description, à quoi sert la psychologie mentaliste?

Mentalisme et behaviorisme

La psychologie mentaliste a transmis des thématiques et des outils qui ont été recyclés dans une version formelle et distributionnelle. Le groupe associatif a par exemple joué un rôle important dans l’importance dévolue à l’analyse en morphèmes et aux classes formelles. Il est clair que les prémices du Bloomfield formaliste et distributionnaliste sont présentes à une date précoce. Cette inclination montre que le formalisme de Bloomfield n’est pas lié à sa future austérité behavioriste.

Les premières attestations de la conversion de Bloomfield au behaviorisme datent de 1922 (cf. Bloomfield 1922) et suivent de peu son arrivée à l’Ohio State University (1921), où il fait la rencontre de Weiss (Hall 1990). L’influence personnelle de Weiss semble difficilement contestable si l’on considère le dithyrambe posthume que Bloomfield lui adresse (Bloomfield 1931). Toutefois, selon Joseph (2002), c’est plutôt la lecture de Saussure, qui remonte à cette même époque, qui aurait joué un rôle décisif. On objectera qu’étant donné la pratique descriptive de Bloomfield, l’importance considérable qu’il attache au courant scientifique physicaliste et behavioriste, et son intérêt pour l’idée de science et les critères de scientificité, le rôle de Saussure ne devrait pas être surestimé.

Bloomfield lui-même renvoie vraisemblablement à Delbrück (1901) pour justifier une sorte d’indifférentisme en matière de psychologie (1933: vii), non sans professer ensuite sa nouvelle foi, en particulier dans le fameux apologue biblico-behavioriste de Jack et Jill (1933, ch. 2). Il y a là une contradiction, mais qui pourrait éventuellement se comprendre par la lecture de Weiss (1929 [1925]). Dans le système de Weiss, la place de la psychologie est renégociée, et elle semble être écartelée entre plusieurs disciplines où n’apparaissent plus les états mentaux (ce sont la biologie, l’anthropologie, la statistique sociale, et la méthode “behavioriste” d’étude de la société et de l’individu social; Weiss 1929 [1925]: 433). Le cadre de cette redéfinition est une unité ontologique entre le physique, le biophysique et le “biosocial”. Ce qui importerait aux yeux de Bloomfield serait donc le monisme ontologique et la dissolution de la psychologie traditionnelle, celle basée sur la délimitation d’un domaine qui serait ontologiquement spécial.

En dehors de Weiss, le contexte mondial doit aussi être pris en compte. En psychologie, l’impact des idées de Sechenov et de Pavlov sur le réflexe et le conditionnement est puissant, et converge, selon Esper (1968), avec une vision sommaire de la neurophysiologie des fonctions supérieures chez un biologiste comme Jacques Loeb (lu, entre autres, par Skinner). Aux Etats-Unis, Watson, et les philosophes Holt, Mead and De Laguna défendent des thèses behavioristes sur la notion de signification, l’origine et la fonction du langage (Powell & Still 1979), tandis que l’influence de Wundt s’éclipse (Danziger 1979). Des années plus tard, Bloomfield (1936) considérera avec optimisme le Cercle de Vienne comme un succès théorique en prolongement des années 1920, et recommandera à Greenberg la lecture des travaux qui en sont issus.

Encore une fois, l’aspect essentiel de ce mouvement semble être, aux yeux de Bloomfield, son réductionnisme physicaliste, cœur du livre de Weiss (cf. Bloomfield 1936). Ainsi Bloomfield oppose-t-il, au début de Language, le mentalisme au mécanisme, c’est-à-dire au physicalisme, arguant que esprit, image, concept, volonté etc. doivent être réductibles à des mouvements des corps. Pure promesse de réduction, ce physicalisme proclamé n’interfère pas avec la linguistique, et n’interférera pas davantage avec la psychologie behavioriste. Le linguiste peut donc poursuivre son œuvre descriptive, que la perte de la psychologie mentaliste laisse indemne, et même traiter abondamment de matières sémantiques. On ne lui demande que de purger sa théorie de la terminologie mentaliste.

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Fortis, Jean-Michel. 2013. ‘Bloomfield : Du mentalisme au behaviorisme’. History and Philosophy of the Language Sciences. https://hiphilangsci.net/2013/12/04/bloomfield-du-mentalisme-au-behaviorisme

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