La langue de Boas. Quelques remarques à propos de l’écriture de Franz Boas.

Chloé Laplantine
UMR 7597 – Laboratoire Histoire des Théories Linguistiques, Université Paris Diderot

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F. Boas posant en train de représenter un chasseur de phoque inuit (Minden, Allemagne, 1885)

As we require a new point of view now, so future times will require new points of view and for these the texts, and ample texts, must be made available.[1]
Comme nous avons besoin d’un nouveau point de vue maintenant, et de la même manière les temps futurs auront besoin de nouveaux points de vue et pour ceux-là les textes, et beaucoup de textes, doivent être rendus accessibles.

En dehors de l’ouvrage Primitive art (traduit en 2003), l’œuvre de Franz Boas n’a jusqu’à maintenant pas été traduite en français[2]. La réception du travail de Boas en France est très mince et réservée certainement aux étudiants en ethnologie (ce qui participe aussi à la réduction de l’envergure de cette œuvre). Dans son article « Histoire et ethnologie » (1949), qui deviendra l’introduction de Anthropologie structurale, Claude Lévi Strauss avait donné à lire en traduction différents passages de textes de Boas. Mais en dehors de cet important écho, et de cet effort de passage en français, Boas reste en France un inconnu lu en anglais et par bribes. Pour ce qui est de sa réflexion linguistique, il est celui qui parle de la neige, et des phoques.

F. Boas a ré-organisé l’étude des langues amérindiennes (à la suite du Major J.W. Powell), en établissant une méthode neuve d’analyse, et l’« Introduction » du Handbook (texte de 83 pages) est le texte-manifeste de ce projet, dans lequel il enrôle ses disciples et collègues. L’une des nouveautés du projet linguistique de Boas est l’abandon du modèle de la grammaire latine, pour une grammaire analytique écrite depuis le point de vue amérindien : the grammar has been treated as though an intelligent Indian was going to develop the forms of his own thoughts by analysis of his own form of speech. (p.81[3]) – « la grammaire a été traitée comme si un Indien intelligent se mettait à développer les formes de ses propres pensées par une analyse de sa propre forme de discours ».

Le travail de traduction rend inévitablement sensible à la manière d’écrire d’un auteur. Chez Franz Boas, cette manière d’écrire n’est pas séparable de la manière d’aborder les problèmes. En lisant et traduisant l’« Introduction » du Handbook of American Indian Languages (travail en collaboration avec Andrew Eastman), on remarque que la théorie du point de vue que Franz Boas développe, et qui constitue un argument majeur contre les théories racistes ou banalement ethnocentriques de son époque, n’est pas séparable d’une écriture du point de vue.

L’anglais n’est pas la langue native de Boas ; son anglais n’est ni idiomatique ni esthétique (à tel point que la traduction peut être difficile car on traduit un anglais un peu limité), néanmoins, aussi limité qu’il soit, répétitif, aussi lourd parfois, on doit reconnaître que la manière d’écrire de Boas est la mise en œuvre et l’enseignement d’une méthodologie du travail en sciences humaines et qu’on aurait du mal à vouloir qu’elle soit différente.

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Croquis d’un iceberg par F. Boas, 28 juillet 1883.

Une pensée et une écriture du point de vue.

Le point de départ de l’ « Introduction » du Handbook est la discussion des théories qui tentent de classer l’humanité selon des critères de types physique, de langues, de coutumes, de cheveux etc. Le premier geste de Boas est de rendre compte de ces classifications en tant que « tentatives » (attempts) et d’introduire la notion de « points de vue » (points of view), ou celle de « considération » (consideration), travaillant à donner une perspective d’analyse historique et épistémologique aux recherches anthropologiques, et en premier lieu à la sienne propre.

Ainsi, nous pouvons lire

The attempts that have thus been made have led to entirely different results. Blumenbach, one of the first scientists who attempted to classify mankind, first distinguished five races – the Caucasian, Mongolian, Ethiopian, American, and Malay. It is fairly clear that this classification is based as much on geographical as on anatomical considerations […] (p.7)

Ces différentes tentatives ont conduit à des résultats entièrement différents. Blumenbach, un des premiers scientifiques qui a tenté de classifier l’humanité, distingua d’abord cinq races – la caucasienne, la mongolienne, l’éthiopienne, l’américaine et la malaise. Il est assez clair que cette classification est fondée autant sur des considérations géographiques qu’anatomiques […]

ou, un peu plus loin :

The most typical attempt to classify mankind from a consideration of both anatomical and linguistic points of view is that of Friederich [sic] Müller […] (p.7)

La tentative la plus typique de classification de l’humanité à partir de points de vue à la fois anatomiques et linguistiques est celle de Friedrich Müller […]

De théorie du point de vue, de distance et d’auto-analyse, évidemment, les théories racistes n’en n’ont pas. Aussi, dans les premières pages de l’« Introduction », Boas travaille-t-il à démonter, par l’examen de cas précis, les a priori des idéologies racistes qui cherchent à faire se correspondre (dans l’origine) un type physique, une langue et des coutumes. Boas n’hésite pas à exprimer de la prudence même par rapport à ce qu’il dit lui-même, comme pour donner une leçon de démarche scientifique à ceux qui n’en ont pas : « Without historical evidence this process can not, of course, be proved ».

Boas écrit un discours d’hypothèse et non un discours de vérité : If this is true, then it is obvious […] (p.11), et à propos du « problème Aryen » : If this be true, then a problem like the much discussed Aryan problem really does not exist, because the problem is primarily a linguistic one (p.11) – « Si cela est vrai, alors un problème tel que le très controversé problème aryen n’existe vraiment pas, parce que ce problème est essentiellement d’ordre linguistique, relatif à l’histoire des langues aryennes […] ».

Boas met en avant dans l’« Introduction » du Handbook une pensée et une écriture du point de vue. La notion de « point de vue » (point of view) apparaît à de nombreuses reprises[4], aussi sous la forme « vue » (view)[5], views[6] (par exemple, our religious views ; our scientific views ; the views and customs of the peoples of the world. Il va jusqu’à construire des objets théoriques nouveaux : « le point de vue indien » (the indian point of view, p.59), ou bien l’idée d’une projection linguistique : « du point de vue d’une autre langue » (from the point of view of another language, p.26).

La mise en avant du regard n’est pas particulière à Boas, on la retrouve chez son contemporain Ferdinand de Saussure pour qui le point de vue CREE l’objet, on la retrouve en art dès la seconde partie du 19e siècle (en littérature comme dans les arts visuels) où l’intérêt est porté sur l’observation du mouvement davantage que sur les choses mêmes. Boas a aussi en commun avec Boas la notion d’« arbitraire » (arbitrary), qui est continue à la notion de point de vue.

Les objets d’étude du linguiste ne sont pas conçus comme des réalités essentielles mais comme des objets représentés, analysés par un regard formé.

Boas parle de ce qui s’est fait avant lui comme de « tentatives » (attempts), mais l’approche qu’il développe n’est pas moins présentée également comme une ébauche appelant sa poursuite. La forme des grammaires des différents volumes du Handbook en est peut-être la meilleure illustration. Les descriptions des langues ne constituent pas du tout des grammaires totalisantes (sur le modèle de la grammaire latine), elles posent davantage des problèmes ordonnés par l’originalité de la langue abordée.

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Masque Kwakiutl dessiné par F. Boas, avec notes.

Boas aborde la question de la phonologie des langues amérindiennes en s’intéressant à la question de la « perception » des sons par les auditeurs étrangers. Son article « On alternating sounds »[7] en 1889, examinait la théorie selon laquelle les sons des langues amérindiennes seraient imprécis, prenant parfois tel ou tel aspect, cette singularité (ce daltonisme) étant le révélateur d’un état primitif de ces langues. Pour Boas, il s’agit uniquement d’un phénomène de perception (apperception, to apperceive, termes-clé de l’article) :

« Ceci peut s’expliquer seulement par le fait que chacun perçoit les sons inconnus par le biais des sons de sa propre langue » – This can be explained only by the fact that each apperceives the unknown sounds by the means of the sounds of his own language[8]

et plus loin :

« que l’alternance des sons est en réalité une alternance de perceptions » – that alternating sounds are in reality alternating apperceptions of one and the same sound[9].

Dans l’introduction du Handbook, Boas reprend cette même approche du problème de la phonologie des langues amérindiennes, et introduit l’idée de « système de sons » :

« Ce qui prouve peut-être le plus clairement la justesse de cette interprétation de la phonétique indienne est le fait que des observateurs qui sont de nationalités différentes auront tendance à percevoir les sons selon le système de sons qui leur est familier » – The correctness of this interpretation of Indian phonetics is perhaps best proved by the fact that observers belonging to different nationalities readily perceive the sounds in accordance with the system of sounds with which they are familiar. (p.18)

Une écriture modalisée.

Un trait prégnant de l’écriture de Boas est la modalisation de son discours. Il ne met pas en place un discours de vérité, mais rend le lecteur attentif à une distanciation critique, au rapport réflexif à son propre discours. Il serait intéressant de comparer sur ce point son écriture à celle de ses contemporains, pour mesurer à quel point il s’agit ou non d’un trait original. Une des expressions récurrentes est it seems (par exemple, it seems fairly evident (p.26); It seems desirable to consider (p.8); They seem to have adopted (p.9); It seems most plausible (p.9-10), etc.). De même, la distance d’un travail d’observation est exprimée de manière répétée par le verbe to appear : par exemple « ce qui apparaît comme une seule idée simple » – what appears as a single simple idea (p.26), ou encore « Il apparaît ainsi que d’un point de vue pratique, aussi bien que théorique, l’étude du langage doit être considérée comme une des branches les plus importantes de l’étude ethnologique » – Thus it appears that from practical, as well as from theoretical, points of view, the study of language must be considered as one of the most important branches of ethnological study (p.73).

D’autres expressions abondent : it may (it may be said (p.8) ; it may be added (p.14), etc.), ou it might (It might seem that speech (p.27) ; it might seem that a word like stone is a natural unit (p.28). Les expressions modalisées par will sont fréquentes également : it will be seen, it will be recognized.

Lorsque Boas donne des exemples, il écrit que tel exemple « pourra être donné » (may be given), ou, toujours en renvoyant à un travail d’observation, il écrit « nous trouvons / nous voyons » (we find) :

« Pour donner un exemple de ce genre, nous constatons que, dans les langues les plus diverses de la côte Nord du Pacifique, les ordres sont donnés sous la forme périphrastique Il serait bon si tu faisais ainsi ». – To give an instance of this kind, we find that, in the most diverse languages of the North Pacific coast, commands are given in the periphrastic form, It would be good if you did so and so. (p.48)

« Pour n’en mentionner que quelques-uns : nous trouvons les objets classifiés selon le sexe, ou comme animés et inanimés, ou selon la forme ». – To mention only a few: we find objects classified according to sex, or as animate and inanimate, or according to form. (p.67)

Le pronom we est fréquent, le I également (pour exprimer le doute ou la prudence ; par exemple, I believe that it may be safely said (p.12), I doubt very much (p. 30), etc.). Aussi peut-on être étonnés par rapport à ces formes personnelles de la concurrence des tournures impersonnelles et passives (qui passent d’ailleurs très mal en français) et qui sembleraient au contraire ne pas mettre en avant l’observateur, mais chercher une sorte de neutralité. Mais, néanmoins, lorsqu’on lit des phrases telle Thus it will be seen that the concept of a linguistic family can not be sharply defined (p.58) – « On voit ainsi que le concept de famille linguistique ne peut pas être défini de manière nette », l’accent est mis sur will et seen, sur les modalités d’approche des réalités. Et peut-être même que le it qu’on voit revenir avec les verbes modaux, les tournures passives ou les expressions it is possible, it is obvious, etc., n’est pas une forme impersonnelle. Dans le dialogue avec son lecteur, ce it devient peut-être une forme transpersonnelle, comme le « on » en français.

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Kwknma (petit hibou), croquis d’un masque Bella Coola par Boas (1923)

Notes

[1] Lettre à de F. Boas à W. H. Holmes du 24 juillet 1905, Archives du Bureau of American Ethnology.

[2] Une anthologie de textes de Boas doit paraître prochainement chez Flammarion (sous la direction d’Isabelle Kalinowski et Camille Joseph) et la traduction de l’ « Introduction » du Handbook of American Indian Languages (sous la direction de Andrew Eastman et Chloé Laplantine) devrait paraître courant 2017.

[3] Les références renvoient à l’édition originale, Handbook of American Indian Languages, Vol. 1, Bureau of American Ethnology, Bulletin 40. Washington, Government Print Office (Smithsonian Institution, Bureau of American Ethnology), 1911.

[4] p. 5, 6, 7, 11, 14, 18, 24, 26, 28, 36, 40, 53, 59, 66, 70, 71, 73.

[5] p. 16, 18, 64, 65, 71, 75.

[6] p. 59, 70, 72, 73, 81.

[7] F. Boas, « On alternating sounds », American Anthropologist, Vol. 2, No. 1 (Jan., 1889), pp. 47-54.

[8] Ibid, p. 51.

[9] Ibid., p. 52.

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Laplantine, Chloé. 2017. La langue de Boas. Quelques remarques à propos de l’écriture de Franz Boas. History and Philosophy of the Language Sciences. https://hiphilangsci.net/2017/02/16/la-langue-de-boas

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