Antoine Meillet et les massacres d’Arménie de 1915

Sébastien Moret
Université de Tartu / Université de Lausanne

L’année 2015 marque le centième anniversaire des tragiques événements que subirent les populations arméniennes de l’empire ottoman en 1915[1], événements auxquels la quasi-totalité de la communauté internationale attribue le terme de génocide. A cette occasion, l’année a vu se succéder toute une série de manifestations souvent symboliques. Ainsi, le 12 avril, lors d’une messe en l’honneur des Arméniens en la basilique Saint-Pierre de Rome, le pape François utilisa publiquement pour la première fois le terme génocide, donnant ainsi un cadre solennel et retentissant à la réitération de la reconnaissance par le Vatican du caractère génocidaire des massacres[2] ; quelques jours après, c’étaient les députés du Parlement européen qui avaient, à leur tour, réaffirmé la reconnaissance du génocide[3], lui adjoignant un hommage rendu aux victimes arméniennes et l’idée d’une journée internationale de commémoration des génocides « afin de réaffirmer le droit de tous les peuples et de toutes les nations du monde à la paix et à la dignité »[4].

A côté de ces manifestations « politiques », il faut mentionner aussi toute une série d’importantes manifestations scientifiques, publications ou colloques, souhaitant revenir sur ces événements[5]. Parmi ces dernières, nous en mentionnerons quelques-unes : l’ouvrage de Vincent Duclert (2015) sur La France face au génocide des Arméniens ; le colloque international « Le génocide des Arméniens de l’Empire ottoman dans la Grande Guerre 1915-2015 : cent ans de recherche » tenu à Paris en mars 2015 et dont les Actes ont déjà paru (Becker et al. 2015) ; enfin le livre du journaliste allemand Jürgen Gottschlich (2015) qui revient sur le rôle des Allemands dans les massacres.

Dans le cadre de ces quelques lignes, nous aimerions aussi revenir sur ces événements, mais en les appréhendant du point de vue de celui qui était à ce moment-là en Europe certainement « le meilleur connaisseur du domaine [arménien] parmi les linguistes occidentaux » (Lamberterie 2006, p. 161), celui qui avait à deux reprises déjà (en 1891 et en 1903) visité les territoires arméniens de Russie et de l’empire ottoman (Gandon 2014b, p. 27-33), celui enfin vers lequel, alors « maître incontesté » (Lamberterie 2006, p. 162) et spécialiste adoubé (ibid., p. 152), se tournaient non seulement ses collègues philologues et linguistes (ibid., p. 155), mais aussi les hommes politiques[6] quand il s’agissait de problèmes arméniens, à savoir Antoine Meillet (1866-1936).

Né à Moulins, spécialiste de presque toutes les langues du domaine indo-européen (mais, répétons-le, surtout de l’arménien[7]), professeur au Collège de France et à l’Ecole pratique des hautes études, couvert d’honneurs en France comme à l’étranger (Vendryes 1937, p. 12-13), Meillet avait aussi été un homme de son temps, pour qui « rien de ce qui [était] moderne [n’était] étranger » (Lefèvre 1925, p. 31). Plusieurs de ses publications témoignent de cet intérêt pour l’actualité, le plus célèbre exemple demeurant les deux éditions de ses Langues dans l’Europe nouvelle (Meillet 1918a et 1928), ouvrage qui, à l’en croire, n’aurait pas été écrit « sans les événements actuels » (Meillet 1918a, p. 7). Cette contribution fournira d’autres exemples de publications ancrées dans leur temps.

Les travaux arménologiques de Meillet, mais aussi ses voyages et ses activités « philarmène[s] » (Lamberterie 2006, p. 183) ont déjà attiré l’attention de quelques chercheurs (Fryba-Reber 2006 ; Gandon 2014a, ou Lamberterie 2006), mais aucune recherche ne s’est pour le moment intéressée en détail à ce que Meillet avait dit des événements d’Arménie de 1915 ; de plus, nous allons proposer une étude basée sur une bibliographie de Meillet fortement complétée, grâce notamment aux recherches de Jean Loicq (2006) qui ont permis de faire ressurgir des textes longtemps ignorés, et notamment des textes publiés pendant la guerre (souvent anonymement) dans le Bulletin de l’Alliance française (Meillet 1915a et 1916). Nous aurons l’occasion de voir comment ces massacres ont pu servir de révélateur à certaines idées de Meillet. Plus généralement, il sera aussi question de son rapport et de ses conceptions quant à l’avenir de l’Arménie après la Première guerre mondiale.


Très rapidement après les rafles, dès la nuit du 24 au 25 avril 1915, des intellectuels arméniens de Constantinople, rafles qui marquent le début de ce qui aboutira à une extermination systématique des populations arméniennes de l’empire ottoman, les chancelleries occidentales sont au courant des massacres. En témoigne, le 24 mai 1915, la déclaration commune de la France, de la Russie et de la Grande-Bretagne :

« Depuis un mois environ, la population kurde et turque de l’Arménie procède de connivence et souvent avec l’aide des autorités ottomanes à des massacres des Arméniens. […]

En présence de ces nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation, les gouvernements alliés font savoir publiquement à la Sublime-Porte qu’ils en tiendront personnellement responsables desdits crimes tous les membres du gouvernement ottoman ainsi que ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués dans de pareils massacres. » (Texte reproduit dans Duclert 2015, p. 58)[8]

Les journaux européens et américains reprennent l’information (Duclert 2015, p. 630, n. 17), mais ce n’est que quelques mois plus tard que des articles rendent compte des exactions et des atrocités grâce, notamment, aux correspondants de guerre sur le front de l’Est de certains journaux français ou américains (ibid., p. 217-218). Des informations sont dont relativement rapidement disponibles, et Meillet en parlera dans deux articles parus anonymement dans le Bulletin de l’Alliance française. Le premier de ces articles, intitulé « L’extermination des Arméniens » (Meillet 1915a), paraît dans le numéro du 1er novembre 1915. Meillet n’y commente rien, il raconte « [l]a misère et le désespoir des Arméniens [qui] vont croissants [sic] », la « persécution » qui sévit « [d]ans toute l’Asie mineure » (ibid., p. 109). Il raconte les « arrestations en masse des hommes les plus en vue », les exécutions « sans jugement », les déportations avec des « femmes traînant leurs enfants après elles et les perdant en route ou les jetant dans des rivières », avec des « vieillards succombant à la fatigue, sans nourriture, poussés en avant à coups de bâton et de baïonnette », il raconte ce « marché aux esclaves » où les « Turcs [se] pourvoyaient de femmes et d’enfants » (ibid., p. 110). Puis ce sont des hommes précipités dans le fleuve, des Turcs qui partent « à cheval à la chasse des Arméniens qui s’étaient sauvés dans la montagne », des bateaux rentrant « à vide, la cargaison [ayant] été massacrée et jetée à la mer » (ibid.). Il y a aussi ces Arméniens qui avaient résisté aux conditions des déportations, « en haillons, sales, affamés, malades », ces « mères qui offraient leurs enfants à qui voulait les prendre », ces « jeunes filles que les Turcs voulaient garder chez eux », ou ceux qui « se jetèrent sur le foin qu’on leur donna comme à des bêtes » (ibid., p. 111). « Comme à des bêtes ». Avec le titre de l’article (« L’extermination des Arméniens ») et des expressions comme « terribles violences » ou « de la façon la plus effroyable » (ibid.), ce sont là les quelques traces de la présence de Meillet dans cet article essentiellement descriptif[9] qui se termine de façon abrupte :

« Tout essai de résistance, bientôt réprimé par des forces supérieures, ne sert qu’à provoquer un massacre plus général encore, ainsi que cela est arrivé par places, entre autres dans le Nord, à Schabin Karahissar, et dans le Sud, près de Marasch, au village de Foundajak, qui a été réduit en cendres. » (ibid.)

Quelques mois plus tard, dans le numéro du 1er mars 1916 de ce même Bulletin de l’Alliance française, Meillet fera paraître, là aussi anonymement, un second article sur « Les massacres d’Arménie » (Meillet 1916). Cette fois, le ton est beaucoup moins neutre, puisque l’article affirme que le « massacre en masse de l’été et de l’automne derniers […] s’est accompli sous les yeux et avec l’approbation de fonctionnaires allemands qui étaient sur les lieux, même, en certains cas, avec leur concours actif », alors que « la diplomatie allemande détournait les yeux et refusait de faire aucune représentation » (ibid., p. 47-48) :

« On ne peut pas prétendre sérieusement que les Allemands […] ignoraient les desseins des Turcs. Huit jours avant le massacre à Erzindjian, le directeur allemand de l’hôpital militaire informa les trois infirmières allemandes qui étaient sous ses ordres que le Gouvernement turc avait l’intention d’exterminer les Arméniens, et les pria de ne pas s’alarmer des scènes déchirantes dont elles allaient être témoins.

La part des Allemands dans le butin semble avoir été stipulée à l’avance. Après la déportation des Arméniens, le mobilier et les autres objets trouvés dans leurs maisons furent vendus aux enchères ; des pianos, dit-on, semblaient chers à 50 piastres (un peu plus de 10 francs). Mais tous les ustensiles de cuivre furent soigneusement recueillis, et envoyés à des adresses allemandes à Constantinople. » (ibid., p. 48)

Cet article de Meillet fait état de la présence dans l’empire ottoman d’un certain nombre d’Allemands ; rappelons ici à ce propos que dans le dernier quart du XIXe siècle un rapprochement avait eu lieu entre l’empire allemand et la Sublime Porte (notamment pour contrecarrer les ambitions russes et françaises dans les Balkans et au Levant), avec l’envoi de capitaux, mais aussi d’ingénieurs et de conseillers militaires (Duclert 2015, p. 141).

Cet article de Meillet doit aussi être remis dans son contexte, celui de la Première guerre mondiale. C’est le conflit avec l’ennemi de toujours, l’Allemagne, et durant ces années nombreux furent les écrits à vouloir mettre en avant la « barbarie intrinsèque » (Audoin-Rouzeau & Becker, 2000, p. 264) du peuple allemand, que l’on aimait à considérer « comme le produit naturel d’une culture qui n’avait au fond jamais dominé que par la force » (Prochasson & Rasmussen, 1996, p. 283). Signalons encore que Meillet, en 1918, toujours dans le Bulletin de l’Alliance française, pointera à nouveau son doigt sur les responsabilités allemandes. En plus du reproche moral répété que les Allemands savaient mais n’ont rien fait (« Les autorités allemandes ont connu ces massacres ; elles n’ont pas protesté. » [Meillet 1918b, p. 3]), Meillet y adjoint l’idée d’une sorte de responsabilité technique et opérationnelle : « Et depuis que le Gouvernement jeune-turc s’est allié aux empires du Centre et que les Allemands lui ont enseigné l’organisation, il a, en 1915, organisé, avec une science nouvelle, la destruction des Arméniens » (ibid.). Avec le recul de l’histoire, ces quelques lignes qui mettent ensemble « organisation » allemande, « science nouvelle » et « destruction » d’un groupe ne manquent pas d’interpeller : un peu plus de vingt ans avant, elles renvoient le lecteur contemporain au deuxième génocide du siècle, dont la réalisation apparaît, pour certains historiens, en lien plus ou moins direct avec celui des Arméniens[10].

Ce sont là, à notre connaissance, les deux seuls écrits de Meillet directement consacrés aux massacres d’Arménie de l’année 1915. Mais ces événements réapparaîtront dans d’autres textes, que nous allons maintenant analyser.


Si l’on peut considérer Meillet commet un homme de son temps parce qu’il se tenait au courant de l’évolution du monde dans lequel il vivait, il l’était aussi par son rapport à la colonisation, considérée à cette époque encore comme un phénomène licite et ne soulevant pas de contestations généralisées :

« Les nations européennes, au moins dans les circonstances actuelles, ont des colonies parce qu’elles sont les seules en mesure de porter les pays africains et une part des pays asiatiques au niveau de la civilisation moderne et d’en tirer parti. » (Meillet, 1919a, p. 14-15)

Meillet, en phase avec son époque, adjoint au processus colonial, la notion de « civilisation » : c’est la valeur de leur civilisation qui donne aux « populations européennes » le « droit […] de [la] répandre […] dans le monde » (Meillet 1919c, p. 7). Nous sommes donc en présence d’une représentation hiérarchisante des diversités humaines. C’est là un discours typique de ces années-là et nous n’avons aucune raison d’en tenir rigueur à Meillet. Si, comme nous l’avons déjà vu, les massacres de 1915 auront été l’occasion de démontrer la « barbarie » des Allemands, ils serviront aussi à pointer du doigt un autre ennemi du moment, les Turcs, et à opposer des groupes.

En 1918, dans un article intitulé « La nation arménienne » publié comme supplément au numéro de mars du Bulletin de l’Alliance française, Meillet, en ouverture, écrivait ceci :

« Sans souci de l’humanité ni du droit des gens, nos ennemis ont tenu pour bon et pour permis tout ce qui pouvait leur faciliter le succès.

Les chefs jeunes-turcs ont voulu faire mieux que leurs alliés allemands : décidés à unifier leur empire, et sachant qu’ils ne pourraient s’assimiler les Arméniens, plus civilisés, plus Européens qu’eux-mêmes, ils les ont exterminés. » (Meillet 1918b, p. 1)

Meillet y explique que les Turcs ont eu soin de vouloir dépasser « leurs alliés allemands », ce qu’il ne fait que sous-entendre, c’est que cette « course » eut lieu dans le domaine tout à fait particulier de la « barbarie ». Dans d’autres textes, la « politique barbare des Turcs » (Meillet 1919b, p. 15) ou leur « barbarie systématique » (Meillet 1918b, p. 3) sera clairement évoquée et opposée aux Arméniens « plus civilisés » (Ibid., p. 1) parce que représentant « dans l’Orient proche l’avant-garde de la civilisation occidentale. » (Meillet 1921, p. 90). L’effroyable réalité des massacres est donc là pour opposer Turcs et Arméniens, bien sûr, mais aussi, indirectement, la Turquie et l’Europe, un certain Orient « barbare » et un Occident « civilisé ». C’est ainsi, par exemple, l’opposition, selon un même système axiologique, de deux visions politiques :

« Je ne vais pas essayer de vous retracer l’histoire du problème au cours du XIXe siècle ; ce sont des tentatives toujours vaines pour concilier deux inconciliables : le pouvoir absolu des Turcs d’une part, et, de l’autre, la volonté inflexible d’une nation qui savait qu’elle a le droit de vivre […]. » (ibid.),

En 1915, Meillet avait déjà pointé un doigt accusateur sur le système de gouvernance des Turcs qui dominent « par la force » et « dont l’administration désordonnée tient en respect ses sujets par des massacres organisés » (Meillet 1915b, p. 192). Ou encore l’opposition de deux religions et de deux « potentiels » :

« Tant que les chrétiens ont été d’humbles sujets qui se laissaient exploiter sans résister, sans esquisser même une protestation, les Turcs ont paru ne guère se soucier des sentiments nationaux qui subsistaient. Mais du jour où ils ont éprouvé une résistance, les Turcs ont montré qu’ils n’admettaient pas le moindre changement dans la situation : le musulman devait rester le maître absolu, le chrétien n’être toléré qu’à condition de ne pas élever la voix. Dès que les chrétiens, qui étaient les principaux et souvent les seuls artisans de la prospérité du pays, prenaient conscience de leur force, un conflit devait se produire avec leurs maîtres musulmans.

L’empire ottoman est fondé sur la conquête par les armes. Les Turcs n’ont apporté aucune civilisation propre, et depuis qu’ils ont établi leur empire ils n’en ont inventé aucune ; ils ont accepté purement et simplement des Arabes et des Persans la civilisation islamique sans y rien ajouter ; ils ont donné à l’Islam des généraux, des administrateurs, jamais un savant ou un philosophe. Mais ils ne pouvaient sans ruiner leur domination laisser les nations chrétiennes sujettes profiter de leur supériorité intellectuelle et économique pour se poser à l’intérieur du pays en rivales de l’autorité turque. » (Meillet 1919b, p. 9-10)

« Cette volonté de vivre, cette activités, cette intelligence, ces succès, ce caractère européen ont rendu les Arméniens odieux à leurs maîtres turcs, moins industrieux qu’eux. » (Meillet 1918b, p. 2)

Si les massacres des Arméniens ont permis d’opposer un Orient « barbare » et un Occident « civilisé », comment ne pas s’interroger sur l’indifférence affichée après la guerre par les puissances occidentales à l’égard de l’Arménie (nous reviendrons sur cette indifférence) ? Ainsi, au début de l’année 1923, la Revue des études arméniennes reprenait dans ses pages un « Appel pour l’Arménie » (publié d’abord dans le Journal des débats du 17 décembre 1922 et signé, notamment par Anatole France ou Maurice Barrès) qui commençait ainsi : « La situation effroyable dans laquelle se trouve actuellement la population arménienne de Turquie est une honte pour le monde civilisé » (Appel 1923, p. 89). Initié par « M. A. Meillet », cet appel à la conférence de Lausanne (celle qui devait reprendre les négociations avec la Turquie suite, d’une part, au refus par le nouveau gouvernement jeune-turc d’Atatürk des conclusions du Traité de Sèvres accepté par le Sultan avant son renversement et, d’autre part, à la guerre arméno-turque de 1920) lui demandait d’agir au nom de l’ « humanité » et de la « justice », au nom de l’ « honneur des Alliés » (ibid., p. 90).

En 1918, Meillet terminait ainsi son article sur « La nation arménienne » :

« Au cours des persécutions qui ont duré des siècles et qui sont devenues plus sanglantes au fur et à mesure que la civilisation grandissait dans l’Orient, les Turcs ont prouvé qu’ils ne pouvaient dominer une nation comme la nation arménienne. Ce serait donner une prime à la barbarie que de laisser prescrire par des massacres le droit des Arméniens. Comme le retour de l’Alsace-Lorraine à la France, la libération de l’Arménie symbolisera le triomphe des principes au nom desquels combattent les Alliés et pour lesquels les Etats-Unis sont entrés dans la guerre. » (Meillet 1918b, p. 4)

Les notions de « civilisation » et de « barbarie » y sont toujours présentes, associées cette fois au « droit des Arméniens ». Dans l’esprit de Meillet, un lien est fait entre les massacres subis, entre les atrocités perpétrées et le futur de l’Arménie. Il l’avait écrit en 1919 dans son rapport pour le Quai d’Orsay :

« Les massacres de 1915 ont trop éloquemment montré ce que l’on peut attendre des Turcs pour qu’une solution de la question arménienne, respectant l’intégrité de l’ancienne Turquie, soit désormais envisagée. » (Meillet 1919b, p. 13)

Tournons-nous donc maintenant vers les considérations de Meillet relatives à l’avenir politique de l’Arménie, et vers la place qu’y occupent les massacres de 1915.


Dans un petit message daté du 7 décembre 1917, mais publié en 1918, Antoine Meillet avait eu ces mots :

« Les Alliés luttent pour que chaque nation ait le droit de disposer d’elle-même.

Le retour de l’Alsace-Lorraine à sa patrie d’élection sera le symbole de la victoire du droit sur la force en Occident.

Il faut que, en Orient, la nation arménienne échappe à la tyrannie des Turcs, à la sauvagerie des Kurdes. Aucune nation n’a subi un martyre aussi cruel. Une Arménie autonome est donc le symbole le plus net du triomphe du droit. » (Meillet 1918c, p. 9)

Nous y retrouvons la « tyrannie », la « sauvagerie » dont nous venons de parler. Mais nous retiendrons maintenant surtout l’idée défendue par Meillet, celle d’une indépendance de l’Arménie. Meillet écrit en 1917, la guerre n’est pas encore terminée, mais déjà s’ébauchent les projets pour l’Europe nouvelle, celle que dessineront les conférences de paix. A propos de l’Arménie, Meillet ne changea jamais d’avis, il fut un solide partisan d’une indépendance nationale et politique : « l’autonomie de la nation arménienne » est la seule « solution possible », écrira-t-il dans son rapport sur La nation arménienne rédigé à la demande du gouvernement français (Meillet 1919b, p. 13). Dans certains de ses textes consacrés à l’indépendance future de l’Arménie, les massacres furent parfois avancés pour fournir quelques arguments auxiliaires à côté de la justification prinicipale de l’époque, celle qui ouvre le petit message reproduit ci-dessus : « Les Alliés luttent pour que chaque nation ait le droit de disposer d’elle-même » (Meillet 1918c, p. 9). Voyons comment.

Un des rapprochements que Meillet fait entre les massacres et l’indépendance de l’Arménie lui semble si « évident » qu’il « [s]e reprocherai[t] d’y insister » (Meillet 1919c, p. 6) ; c’est celui qui verrait l’octroi d’une indépendance comme une sorte de réconfort, comme une sorte de devoir moral face à l’horreur : « Le massacre est un titre de plus pour la nation arménienne à reprendre le sol qu’on a essayé de lui enlever par une violence odieuse » (ibid.). A plusieurs reprises, il répétera aussi le postulat inverse : il ne faut pas que « le bénéfice de ces massacres [soit] accordé aux massacreurs » (ibid.), il ne faut pas que les massacres « constitue[nt] un titre de possession pour les Turcs » (Meillet 1921, p. 92).

Que ce fût dans son rapport sur La nation arménienne (Meillet 1919b), mais aussi dans une intervention non titrée qu’il donna en juillet 1920 lors d’une Conférence internationale philarménienne tenue à Paris (Meillet 1921), Antoine Meillet eut à quelques reprises l’occasion de revenir sur l’histoire de l’Arménie ; ce qu’il en retient, c’est un passage entre indépendance et soumission et une succession de malheurs :

« Depuis qu’elle s’est donné une culture autonome, la nation arménienne a subi tous les désastres politiques. Le pays a été souvent envahi par des hordes qui le dévastaient. Il a été souvent la proie de voisins plus puissants. […] Elle a retrouvé par deux fois une indépendance plus ou moins complète. D’abord, à l’ombre des royaumes arabes, il y a eu la royauté des Bagratides dont le centre était au Nord-Ouest du domaine arménien, à Ani. […] Puis les croisades ont permis aux Arméniens d’avoir une nouvelle période d’autonomie et de prospérité relative en Cilicie à partir de la fin du XIe siècle et durant les XIIe et XIIIe siècles […]. » (Meillet 1919b, p. 4-5)

Mais malgré ces malheurs dont certains « ont dépassé la mesure commune » (Meillet 1921, p. 85), malgré que soient venus « [i]nvasions, pillages, massacres » (Meillet 1919b, p. 5), « la nation [arménienne] n’a jamais perdu le sentiment d’être distincte de toute autre » (ibid.). Meillet insistera régulièrement sur cette vigueur particulière du sentiment national des Arméniens, dont les massacres ont pu servir de révélateur. Cette « puissante vitalité » (ibid., p. 8) a permis de conserver l’idée nationale arménienne lors des périodes de domination étrangère :

« Nulle part les Arméniens ne disposaient d’une force à eux, nulle part ils n’avaient un gouvernement à eux, mais il s’était constitué un esprit national qui vivait dans leurs monuments, leur Eglise qui ne ressemble à aucune autre Eglise, qui vivait dans leur littérature, une littérature qui a sa langue propre, ses caractères propres ; et l’absence de toute espèce d’Etat arménien, la perte de tout pouvoir propre n’a jamais pu entamer le sentiment national qui a subsisté à travers les siècles. » (Meillet 1921, p. 88-89),

mais aussi lors des terribles épreuves traversées par les Arméniens : « Tous les malheurs ont pu intervenir, toutes les persécutions ont pu se faire sentir, jamais la nation [arménienne] n’a oublié qu’elle existait par elle-même et qu’elle avait une âme à elle » (ibid., p. 89). Les massacres sont là comme pour témoigner de la vigueur de la nation arménienne. Cette résistance particulière est, pour Meillet, le signe que la nation arménienne fait preuve d’une « volonté de vivre » (Meillet 1918b, p. 2), qui se manifeste encore sous une autre forme, puisque, nous dit Meillet, les Arméniens sont restés vigoureux même en dehors de leur domaine propre :

« Les deux villes où il y a le plus d’Arméniens sont hors du domaine arménien ; le principal centre des Arméniens de Turquie est Constantinople, et le principal centre des Arméniens de Russie, Tiflis, capitale de la Géorgie. A Constantinople comme à Tiflis et à Bakou, les Arméniens ont pris une situation considérable. A Tiflis, ils jouent dans les affaires un rôle infiniment plus grand que la population géorgienne ; à Bakou, ils sont les premiers ; à Constantinople, ils rivalisent même avec les Grecs.

On jugera de l’activité des émigrés arméniens par le fait qu’ils ont fourni à Byzance des empereurs et que le plus grand ministre qu’ait eu l’Egypte au XIXe siècle, Nubar pacha[11], était un Arménien. » (Meillet, 1919b, p. 7)

De plus, cette émigration importante qui « aurait dû épuiser la race » (ibid.) n’a pas empêché les Arméniens « d’occuper fermement leur pays » (ibid., p. 8). Ainsi, Meillet fut un partisan acharné de l’indépendance nationale et politique de cette Arménie « qui n’[a] jamais perdu le sentiment profond de son existence » (Meillet 1921, p. 89) malgré les massacres et les atrocités subies, ce qu’elle peut mettre en avant comme un « titre politique » (Meillet 1920a, p. 9) :

« Tout le monde connaît les malheurs des Arméniens. Les malheurs des Arméniens ont passé la mesure commune, mais ce qui est l’honneur des Arméniens, ce n’est pas d’être malheureux. Etre malheureux, ce n’est pas un titre politique ; ce qui est un titre politique, c’est que, dans les malheurs qui ont passé la mesure commune, les Arméniens ont conservé leur force, c’est que les Arméniens ont montré qu’ils étaient une nation capable de durer ; leurs malheurs ont eu beau, je le répète, passer la mesure commune, ils ont prouvé que leur force aussi passait la mesure commune, et ils ont établi par là qu’ils étaient qualifiés pour durer, qualifiés pour relever un Etat abattu depuis tant de siècles. » (ibid., p. 9-10)

Dans le même discours prononcé en février 1919 lors d’une réunion intitulée « Pour la libération de l’Arménie » dont nous tirons l’extrait ci-dessus, Meillet avait parlé de la « douleur sans fond » (ibid., p. 12) du peuple arménien, mais il avait vite ajouté qu’au fond de cette douleur « perce la confiance » : « Ce n’est pas le désespoir ; c’est la douleur avec la conviction que, quelles que soient les tristesses du présent, il y aura un avenir meilleur » (ibid.) dont lui-même finissait par se porter garant :

« Il faut les avoir vus au Caucase où ils ont quelque liberté pour savoir de quoi ils sont capables. Je ne veux pas insister ; mon rôle ici, c’est d’écouter, c’est de donner la parole aux hommes éminents qui viendront vous parler de l’Arménie ; mais je tiens, avant de m’asseoir, avant de commencer à écouter ces paroles éloquentes que vous entendrez au sujet de l’Arménie, je tiens à vous dire : j’ai dans l’avenir de l’Arménie la confiance la plus entière, et je suis convaincu que, si on fait confiance à la nation arménienne, elle ne trahira pas l’espoir que nous mettons en elle. » (ibid., p. 13)

Malgré ces propos bienveillants et porteurs d’un certain espoir, Meillet est néanmoins conscient d’une chose importante : les massacres ont fortement affaibli les populations arméniennes et cela pourrait constituer comme une pierre sur le chemin vers l’indépendance : « [I]l n’en reste pas moins que la nation a souffert, que ses forces sont restreintes et que, par elle-même, elle est hors d’état de défendre, de mettre en valeur un pays immense et singulièrement difficile » (Meillet 1921, p. 92). Il fut ainsi amené à admettre, lors d’une conférence donnée en 1919 devant le Comité national d’études sociales et politiques[12], qu’ « il faudra aux Arméniens une aide » (Meillet 1919c, p. 9). C’est sur cela qu’il terminait son rapport de 1919 destiné au Comité d’études du Quai d’Orsay :

« Même autonome, un Etat arménien ne pourra de longtemps vivre par lui-même. Le pays est ruiné et dépeuplé. […] La situation politique sera grandement compliquée par les droits qui devront être assurés aux populations musulmanes. Il faudra donc à l’Arménie une protection pour établir la sécurité, et un large concours financier, des aides de toute sorte, pour mettre en valeur le pays, car ce qui reste de la population arménienne d’Arménie turque est en partie dispersé dans l’Arménie russe et en Syrie. Il faut rétablir les Arméniens sur leur terre où ceux qui subsistent ont hâte de rentrer, récupérer ce que les Kurdes se sont approprié, pourvoir les exploitations des ressources indispensables en vivres, en instruments, en bétail, en un mot remettre en état un pays dévasté, relever un peuple abattu. Depuis l’effondrement de l’empire russe, aucun Etat européen n’est particulièrement désigné pour remplir à lui seul cette mission qui sera d’ailleurs une lourde charge, et les Arméniens, qui sont fiers, supporteraient mal d’être protégés par une grande puissance dont ils seraient en quelque sorte les vassaux. Le cas de l’Arménie est de ceux où l’aide collective des puissances sera nécessaire. » (Meillet 1919b, p. 16-17)

Mais sur cette aide vue comme une des « [c]onditions d’existence d’un Etat arménien » (ibid., p. 16), il allait préciser une chose importante. Il ne s’agira « pas du tout » d’une aide « du type des colonies » (Meillet 1919c, p. 9) :

« Il y a des pays qu’il faut non seulement aider, mais administrer. Nous savons ce que les Arméniens valent, ils n’ont pas besoin d’être administrés, ils sauront s’administrer eux-mêmes. Ce qu’il leur faut, c’est une aide matérielle qui leur permette de se développer. […] Il y a le type d’assistance purement colonial ; il y a le type d’assistance à des populations que les circonstances rendent incapables de faire tout le nécessaire, mais qui sont appelées à bref délai à se suffire elles-mêmes. Les Arméniens appartiennent à ce second type ; nous pouvons compter qu’ils feront beaucoup par eux-mêmes dans un très bref délai. » (ibid.)

Ce sont donc bien les « circonstances » qui rendent nécessaire cette aide temporaire, et aucunement une quelconque faiblesse intrinsèque de la nation arménienne.

Nous aimerions enfin mentionner une autre raison qui pousse Meillet à militer en faveur de l’indépendance de l’Arménie ; cette raison a trait à la problématique civilisationnelle mentionnée plus haut. Les Arméniens sont, nous l’avons vu, des « porteurs de la civilisation européenne » (Meillet 1918b, p. 1), ce qui leur octroie, à lire Meillet, un droit supplémentaire à l’indépendance :

« Le droit que les Arméniens revendiquent de conserver le domaine historique qu’ils occupaient et que des populations turques, kurdes et autres ont envahi depuis le commencement de l’époque historique, ils le revendiquent, non pas au nom du droit historique qui ne compte pas, mais au nom du droit qu’ont les populations européennes de répandre la civilisation dans le monde. » (Meillet 1919c, p. 7)

Pour Meillet, favoriser l’indépendance des Arméniens qui sont, sur leurs territoires, sur cette « partie de l’Asie qui est par sa nature un lieu de passage entre l’Orient et l’Occident », une « force de la civilisation occidentale » (ibid.), c’est ouvrir la voie à une expansion plus à l’Est encore de « la civilisation » (ibid., p. 9) :

« Ce n’est pas une hypothèse que de dire que les Arméniens sont capables de répandre dans l’Asie antérieure la civilisation, qu’ils sont capables de porter la culture européenne en Perse où elle peut se développer très rapidement et très puissamment, de la porter en Asie centrale. C’est une affirmation qui repose sur une expérience toute récente et sur ce que nous savons de l’activité de la nation arménienne. » (ibid.)

Une expansion toute porteuse de promesses :

« On peut compter que ce jour-là [quand existera une Arménie indépendante sur les territoires arméniens – SM] l’Europe trouvera une population capable de porter en Asie la civilisation européenne et d’y développer un mouvement d’affaires dont on n’a aucune idée actuellement. Le problème arménien est de ceux qui, tout en paraissant secondaire parce qu’il porte sur un nombre d’hommes relativement restreint sur un territoire qui n’est pas immense, sont de première importance par l’avenir de l’Europe même, parce que l’Europe ne peut vivre qu’en colonisant le monde, en répandant sa civilisation sur les parties voisines et que créer une Arménie c’est le moyen de répandre au dehors la civilisation européenne. » (ibid., p. 10)


Antoine Meillet verra ses espoirs rapidement brisés. Même si la révolution bolchevique de 1917 et le principe de l’autodétermination des minorités de l’ex-empire des tsars prôné par Lénine avaient permis la proclamation, le 28 mai 1918, d’une République arménienne indépendante[13], même si la chute de la Porte face aux Alliés en octobre 1918 avait permis d’espérer voir les conférences de paix proclamer l’indépendance de l’Arménie sur toutes les terres arméniennes, les vents finirent par se faire moins favorables pour le futur de l’Arménie :

« Il fallait trouver une grande nation ou un ensemble de nations qui voudraient bien prendre l’Arménie pour ainsi dire par la main, pour l’aider à franchir les quelques dizaines d’années difficiles qui ne pouvaient pas manquer de lui rendre les commencements singulièrement pénibles ; il fallait trouver un mandataire pour l’Arménie. Mais vous savez aussi que s’il y a eu pendant les années de guerre un certain sentiment de désintéressement chez les nations et surtout chez les peuples, les gouvernements ont retrouvé depuis tout leur égoïsme, un égoïsme qu’ils ont volontiers qualifié de sacré, et cet égoïsme a suffi pour que l’Arménie, qui représente aujourd’hui une charge, ne trouve aucun défenseur, ne trouve personne qui veuille se charger de soutenir ses pas et de lui faire retrouver la situation que les massacres lui ont fait perdre. La difficulté actuelle, c’est qu’il n’y a personne […] qui soit prêt à lui donner les moyens de transport, les capitaux dont elle a besoin pour commencer à se développer. » (Meillet 1921, p. 92-93)

Il y eut bien le Traité de Sèvres signé le 10 août 1920 par les Alliés et l’empire ottoman et qui réunissait au sein d’une Arménie indépendante une grande partie des terres arméniennes qui avaient appartenu autrefois aussi bien à l’empire ottoman qu’à l’empire russe. Mais ce traité, signé par le sultan, ne fut pas reconnu par le gouvernement de Mustafa Kemal Atatürk et la situation politique qu’il avait officialisée ne survécut pas à la guerre arméno-turque de 1920. En signant avec la Turquie le Traité d’Alexandropol (2 décembre 1920), la République d’Arménie actera la perte de nombreux territoires octroyés par le Traité de Sèvres et sa soviétisation[14] progressive, avant de voir le Traité de Lausanne du 24 juillet 1923 mettre pour longtemps une croix sur les rêves d’indépendance de l’Arménie[15].

La signature du Traité de Lausanne officialise l’ « abandon » (Duclert 2015, p. 266-269, notamment) de l’Arménie par les Alliés, ceux-là mêmes qui avaient promu l’autodétermination des peuples comme base intangible de négociations et qui avaient promis à plusieurs reprises d’assurer à l’Arménie une indépendance nationale et politique, comme peut en témoigner cette lettre[16] d’Aristide Briant, alors Président du Conseil et Ministre des affaires étrangères, à Louis Martin, Sénateur du Var, datée du 7 novembre 1916 :

« Le Gouvernement de la République a déjà pris soin de faire notifier officiellement à la Sublime-Porte que les Puissances Alliées tiendront personnellement responsables des crimes commis tous les membres du Gouvernement Ottoman, ainsi que ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués dans les massacres. Quand l’heure aura sonné des réparations légitimes, il ne mettra pas en oubli les douloureuses épreuves de la Nation Arménienne et, d’accord avec ses alliés, il prendra les mesures nécessaires pour lui assurer une vie de paix et de progrès. »

Meillet, contemporain de cet abandon, ne resta pas indifférent face à ce changement de politique des Alliés. En 1923, dans la Revue des études arméniennes – revue fondée en 1920, « en un temps où, après des souffrances inouïes, le peuple arménien reprend sa place dans le conseil des Nations » (Macler & Meillet 1920, p. 2)[17] – il signa un article consacré au « Traité de Lausanne » ; après avoir explicitement déclaré que la nation arménienne « y [était] abandonnée » (Meillet 1923a, p. 97), il poursuivait ainsi :

« C’est dire que l’Europe a tacitement reconnu pour acquise l’œuvre que le gouvernement turc a réalisée en massacrant, en exilant, en dépouillant de leurs biens les Arméniens d’Asie Mineure et en enlevant par la violence à la nation arménienne le territoire qui était le sien depuis plus de deux mille ans. » (ibid., p. 98)

Lui qui avait à plusieurs reprise affirmé qu’ « [o]n ne saurait, sans blesser la morale, faire bénéficier les Turcs et les Kurdes des pillages et des massacres qu’ils [avaient] organisés » (Meillet 1919b, p. 15) finit par faire face à une cruelle « désillusion » (Lamberterie 2006, p. 184). Quelque quatre ans après le Traité de Lausanne, dans un compte rendu que signale Charles de Lamberterie (2006, p. 185), il reviendra amèrement sur le retournement des Alliés :

« Si cette revue [= La Revue des études arméniennes] était le lieu qui convient pour exprimer des vues sur la politique contemporaine, je profiterais de l’occasion que m’offre le livre de M. Mandelstam pour montrer, dans le geste par lequel l’Europe a livré à ses persécuteurs la nation arménienne et a, dans des traités, consacré l’expulsion hors de l’Anatolie des populations chrétiennes qui y avaient leurs demeures de longs siècles avant l’arrivée des Turcs, un exemple illustre de la faiblesse des Etats occidentaux vis-à-vis des peuples orientaux depuis la guerre et de la manière dont, en abandonnant ceux qui espéraient en la justice de l’Europe, ils se sont abandonnés eux-mêmes. Ce n’est pas ici le lieu de le faire. » (Meillet 1927, p. 205)


Au terme de cette exploration de la façon dont les massacres d’Arménie de 1915 furent appréhendés et considérés par Antoine Meillet, nous pouvons mettre en avant plusieurs choses. Tout d’abord, l’attention que Meillet porta sur ces événements témoigne, une fois encore, de son intérêt pour le monde dans lequel il vivait ; il n’était pas « ce qu’un vain peuple pense » d’un linguiste, (Lefèvre 1925, p. 31), il n’était pas un « vieux monsieur tout habité d’étranges manies et de tics, protégeant, d’une antique calotte de velours, un chef dénudé et vivant au milieu de la poussière d’innombrables in-folio » (ibid.), mais quelqu’un de concerné par l’actualité. Par ailleurs, la façon dont les événements tragiques de 1915 furent traités par Meillet a servi de révélateur à certaines idées : d’une part la mise en avant de la force et de la vigueur de la nation arménienne (qui serviront d’argument auxiliaire pour justifier d’une Arménie indépendante) et, d’autre part, dans le contexte général (colonialiste) de l’époque mais aussi dans celui, particulier, instauré par la guerre, la mise en opposition de groupes ou de concepts : les Allemands « barbares » vs. les Alliés « civilisés »  ; les Turcs « barbares » vs. les Alliés « civilisés » ; un certain Orient vs. un certain Occident ; la chrétienté vs. le monde musulman ; la « civilisation » vs. la « barbarie ». Dans sa « Présentation générale » qu’il donne à la publication des journaux et correspondance de Meillet, Francis Gandon avait déjà relevé sa propension à « impose[r] au genre humain » des « catégories » généralisantes (Gandon 2014b, p. 49). C’est peut-être là un trait propre à Meillet, mais peut-être aussi une tendance générale d’une époque, comme le fait de « se satisfaire des seules explications traditionnelles sur la “barbarie orientale” ou la “sauvagerie turque” véhiculées jusqu’à la fin du siècle, par exemple par Victor Hugo dénonçant le massacre des Grecs sur l’île de Chios en 1822 » (Duclert 2015, p. 44) en ces mots : « Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil. »[18].

Cette conclusion sera aussi pour nous l’occasion de revenir brièvement sur le « reproche » fait par Francis Gandon à Meillet. Dans sa présentation déjà citée, il s’était étonné de l’ « indifférence » (Gandon 2014b, p. 42) de Meillet, de sa « cécité aux pulsions génocidaires récurrentes dans la région » (ibid., p. 36), du fait qu’il n’ait, en 1903, « subodor[é] en rien la montée de l’épuration ethnique » (ibid., p. 35), tout cela alors qu’il séjourna par deux fois dans la région, d’abord en 1891 (donc peu avant les massacres de 1894-1896), puis en 1903 (donc, là aussi, peu avant les massacres de 1909). Certes, tant les massacres hamidiens que leurs suites effroyables ont été jugés prévisibles au vu de ce qu’il s’était déjà passé (Duclert 2015, p. 32 et 144), mais il nous semble pourtant exagéré de vouloir en tenir rigueur à Meillet. Il ne s’était pas rendu dans la région pour y faire une analyse politique, et l’absence de traces dans ses journaux ne permet pas, selon nous, d’affirmer « cécité » et « indifférence ». Meillet ne resta pas indifférent face aux tragiques événements d’Arménie de la fin du XIXe et du début du XXe siècles (d’ailleurs, F. Gandon [2014b, p. 37] lui-même mentionne le compte rendu Meillet 1927) : « [d]ès 1895, il figure dans les comités de Français arménophiles qui dénoncent les massacres perpétrés en Turquie sous le règne d’Abdul Hamid » (Lamberterie 2006, p. 183) ; quant à ses considérations des massacres de 1915, elles ont été au centre de ces propos.

Notes

[1] Rappelons ici quelques points. Les massacres de 1915 ne sont pas les premiers. Les exactions ottomanes à l’encontre des Arméniens débutent en 1894-1896 avec ce qu’on a coutume d’appeler les « grands massacres hamidiens » (Duclert 2015, p. 90), du nom du sultan Abdul Hamid II. Vinrent ensuite les massacres perpétrés à Adana en Cilicie en avril 1909. Quant aux massacres de 1915 dont il sera essentiellement question ici, ils se prolongent en fait jusqu’à l’été 1916.

[2] http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2015/04/12/01016-20150412ARTFIG00048-le-pape-francois-evoque-le-genocide-des-armeniens.php

[3] http://www.rfi.fr/europe/20150415-turquie-armenie-genocide-vatican-erdogan-parlement-europeen-reconnait-

[4] http://www.europarl.europa.eu/news/fr/news-room/content/20150413IPR41671/html/Génocide-arménien-la Turquie-et-l’Arménie-invitées-à-normaliser-leurs-relations

[5] Signalons que Vincent Duclert consacre un chapitre aux événements scientifiques de l’année 2015 (Duclert 2015, p. 359-362).

[6] Nous faisons ici référence à la participation d’Antoine Meillet au Comité d’études mis sur pied dès 1917 par le Ministère français des affaires étrangères dans le but de préparer les futures négociations de paix à l’aide de rapports et d’études rédigés par un groupe de savants et d’universitaires. Meillet rédigea pour l’occasion deux rapports : l’un intitulé « Pologne et Lituanie » (Meillet 1919a) et l’autre sur « La nation arménienne » (Meillet 1919b) sur lequel nous aurons l’occasion de revenir. Sur la participation de Meillet à ce Comité d’études, on pourra consulter nos deux recherches Moret 2003 et 2011.

[7] Citons Charles de Lamberterie (2006, p. 149) : « [S]es travaux sur l’arménien sont, dans l’ensemble de son œuvre scientifique, ceux qui ont le mieux résisté à l’épreuve du temps, ce qui tient à leur caractère fondateur : dans le domaine des études arméniennes, il y a véritablement un abîme entre la situation qu’a trouvée Meillet et celle qu’il a laissée. »

[8] Les menaces sous-jacentes à ce texte resteront lettre morte, et jamais les puissances européennes, malgré leurs promesses, n’apporteront autre chose qu’un soutien moral aux populations arméniennes. Nous aurons l’occasion d’y revenir.

[9] On ne connaît pas les sources de Meillet pour écrire cet article, mais, comme nous l’avons déjà dit, les journaux de l’époque se faisaient l’écho des événements d’Arménie, et les relations des massacres ne manquaient pas. Meillet ayant été un lecteur assidu (« Il avait l’habitude de lire chaque jour un grand nombre de journaux, représentant les opinions les plus diverses, y compris les journaux financiers », nous rappelle Joseph Vendryes (1937, p. 8) dans sa nécrologie de Meillet), c’est certainenement dans la presse qu’il avait trouvé les situations concrètes qui composent son texte. Par ailleurs, dans un autre article, Meillet (1918b, p. 4) renverra ses lecteurs vers le livre du vicomte Bryce, The treatment of Armenians in the Ottoman empire (Londres, 1916) et à sa traduction française Le traitement des Arméniens (Laval : Kavanagh) pour tous les prinicpaux documents relatifs aux massacres.

[10] Cf., par exemple, Ternon 1999 ou ces propos de Vincent Duclert (2015, p. 22-23) que nous reproduisons sans les notes de bas de page originales : « L’oubli du premier génocide, l’abandon des survivants, l’absence de reconnaissance, de justice et de réparation encouragent le déclenchement par l’Allemagne nazie d’un deuxième génocide. […] Le génocide des Arméniens n’a pas été un modèle pour la solution finale. Mais il en a renforcé la possibilité et l’opérationnalité, d’autant mieux qu’au sein du proche entourage d’Hitler agissent des officiers qui ont servi dans l’Empire ottoman. »

[11] Nubar Pacha (1825-1899) fut un homme politique égyptien d’origine arménienne. Il fut premier ministre de l’Egypte à trois reprises : 1878-1879, 1884-1888 et 1894-1895.

[12] Créé en 1916 par le banquier philanthrope Albert Kahn, le Comité national d’études sociales et politiques s’était donné pour but, selon ses statuts, de « grouper des Français représentatifs de toutes les opinions, de toutes les croyances et de tous les milieux, en vue de l’Etude positive des questions d’ordre social et politique d’un intérêt général ». Entre 1916 et 1931, le Comité national d’études sociales et politiques « explor[a] des voies, des solutions potentielles aux problèmes de son époque » lors de plus de quatre cent cinquante séances, tenues pour la plupart à la Cour de cassation de Paris. Pour plus de détails sur ce Comité, on consultera Baud-Berthier, 1995, et spécialement les pages 227-228 pour les citations ci-dessus.

[13] Dans le tout premier tome de la nouvellement créée Revue des études arméniennes, Meillet revint dans un article sur ce « grand fait dans l’histoire de l’Arménie » (Meillet 1920b, p. 139).

[14] En 1923, Meillet publie un petit article intitulé « Note sur la loi fondamentale de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques », dans lequel il cherche à « apprécier […] ce qui reste d’autonomie à la république arménienne d’Erivan » après son intégration à l’URSS (Meillet 1923b, p. 79).

[15] Sur tous ces événenements, de la proclamation de la République arménienne jusqu’au Traité de Sèvres et la guerre arméno-turque de 1920, on consultera Ter Minassian 2006.

[16] http://www.imprescriptible.fr/documents/briand/martin/index.php

[17] Jean-Pierre Mahé (2000) a replacé cette revue dans son contexte d’apparition : « Puisque le jeu des armes et de la diplomatie avait nié les droits et déçu les aspirations d’une nation trois fois millénaire, il ne restait plus qu’à la défendre par les œuvres de l’esprit en recueillant tous les témoignages de son existence, en élucidant tous les épisodes de son passé, en montrant son apport aux lettres et à la civilisation. »

[18] Il s’agit du premier vers du poème « L’enfant » paru dans le recueil Les Orientales de 1829.

Bibliographie

Appel 1923
[divers auteurs], « Un appel pour l’Arménie », Revue des études arméniennes, Tome III, 1923, p. 89-90

Audouin-Rouzeau & Becker 2000
Stéphane Audoin-Rouzeau & Annette Becker, 14-18, retrouver la guerre, Paris : Gallimard, 2000

Baud-Berthier 1995
Gilles Baud-Berthier, « Le Comité national d’études sociales et politiques, 1916- 1931 », in J. Beausoleil & P. Ory (dir.), Albert Kahn, 1860-1940 : réalités d’une utopie, Boulogne : Musée Albert Kahn & Département des Hauts-de-Seine, 1995, p. 227-236

Becker et al. 2015
Annette Becker et al., Le génocide des Arméniens. Un siècle de recherche 1915-2015, Paris : Armand Colin, 2015

Duclert 2015
Vincent Duclert, La France face au génocide des Arméniens du milieu du XIXe siècle à nos jours, Paris : Fayard, 2015

Fryba-Reber 2006
Anne-Marguerite Fryba-Reber, « Antoine Meillet, le chroniqueur et le voyageur à la lumière de deux manuscrits inédits », in G. Bergounioux & Ch. de Lamberterie (dir.), Meillet aujourd’hui, Leuven & Paris : Peeters, 2006, p. 3-19.

Gandon 2014a
Francis Gandon (éd.), Meillet en Arménie. Journaux et correspondance (1891, 1903), Limoges : Lambert-Lucas, 2014

Gandon 2014b
Francis Gandon, « Présentation générale », in Gandon 2014a, p. 15-71

Gottschlich 2015
Jürgen Gottschlich, Beihilfe zum Völkermord. Deutschlands Rolle bei der Vernichtung der Armenier, Berlin : Ch. Links Verlag, 2015

Lamberterie 2006
Charles de Lamberterie, « La place de l’arménien dans la vie et l’œuvre d’Antoine Meillet », in G. Bergounioux & Ch. de Lamberterie (dir.), Meillet aujourd’hui, Leuven & Paris : Peeters, 2006, p. 147-189

Lefèvre 1925
Frédéric Lefèvre, « A. Meillet », in F. Lefèvre, Une heure avec…, Paris : Gallimard, 1925, p. 31-41

Loicq 2006
Jean Loicq, « Mémorial Antoine Meillet publié à l’occasion du centenaire de sa nomination au Collège de France (1906-2006) », Studia indo-europaea. Revue de mythologie et de linguistique comparée, Bucarest, III (2006), p. 5-169

Macler & Meillet 1920
Frédéric Macler & Antoine Meillet, [« Avertissement »], Revue des études arméniennes, Tome premier, 1920, p. 1-2

Mahé 2000
Jean-Pierre Mahé, « La Revue des études arméniennes », disponible en ligne : https://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/pdf/pdf_la_revue_des_etudes_armeniennes.pdf

Meillet 1915a
[Antoine Meillet], « L’extermination des Arméniens », Bulletin de l’Alliance française, № 25 (1er novembre 1915), p. 109-111

Meillet 1915b
Antoine Meillet, « Les langues et les nationalités », Scientia, № 18, 1915, p. 192-201

Meillet 1916
[Antoine Meillet], « Les massacres d’Arménie », Bulletin de l’Alliance française, № 33 (1er mars 1916), p. 47-48

Meillet 1918a
Antoine Meillet, Les langues dans l’Europe nouvelle, Paris : Payot, 1918

Meillet 1918b
Antoine Meillet, « La nation arménienne », supplément au Bulletin de l’Alliance française, № 79 (mars 1918), p. 1-4

Meillet 1918c
Antoine Meillet, « Un symbole », in Les Alliés et l’Arménie, Paris : Ernest Leroux, 1918, p. 15

Meillet 1919a
Antoine Meillet, Pologne et Lituanie, Paris : Imprimerie nationale, 1919

Meillet 1919b
Antoine Meillet, La nation arménienne, Paris : Imprimerie nationale, 1919

Meillet 1919c
Antoine Meillet, La question arménienne et ses conséquences pour l’avenir international, Paris : Comité national d’études sociales et politiques, 1919

Meillet 1920a
Antoine Meillet, « Discours de M. A. Meillet », in Pour la libération de l’Arménie, Paris : Librairie Ernest Leroux, 1920, p. 9-13

Meillet 1920b
Antoine Meillet, « L’Etat arménien », Revue des études arméniennes, Tome premier, 1920, p. 139-140

Meillet 1921
Antoine Meillet, [Intervention sans titre], in Conférence internationale philarménienne réunie à Paris les 6 et 7 juillet 1920. Compte rendu sténographique, Paris : Lang, Blanchon & Cie, 1921, p. 85-94.

Meillet 1923a
Antoine Meillet, « Le Traité de Lausanne », Revue des études arméniennes, Tome III, 1923, p. 97-98

Meillet 1923b
Antoine Meillet, « Note sur la loi fondamentale de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques », Revue des études arméniennes, Tome III, 1923, p. 79-80.

Meillet 1927
Antoine Meillet « [Compte rendu de :] André N. Mandelstam. La Société des Nations et les puissances devant le problème arménien. Paris (Pédone), 1926, in-8o, viii-355 pages (édition spéciale de la Revue du droit international public) », Revue des études arméniennes, Tome VII, 1927, p. 205

Meillet 1928
Antoine Meillet, Les langues dans l’Europe nouvelle, 2e édition, Paris : Payot, 1928

Moret 2003
Sébastien Moret, « Antoine Meillet et l’indépendance nationale » in P. Sériot (éd.), Contributions suisses au XIIIe congrès mondial des slavistes à Ljubljana, août 2003, Berne [etc.] : Peter Lang, 2003 p. 183-198

Moret 2011
Sébastien Moret, « Antoine Meillet et le futur des empires après la Première guerre mondiale », Langages 182: Théories du langage et politique des linguistes, juin 2011, p. 11-24

Prochasson & Rasmussen 1996
Christophe Prochasson & Anne Rasmussen, Au nom de la patrie : les intellectuels et la Première Guerre mondiale (1910-1919), Paris : La Découverte, 1996

Ter Minassian 2006
Anahide Ter Minassian, 1918-1920 : la République d’Arménie, Bruxelles : Editions Complexe, 2006

Ternon 1999
Yves Ternon, « La qualité de la preuve. A propos des documents Andonian et de la petite phrase d’Hitler », in L’actualité du génocide arménien, Créteil : Edipol, 1999, p. 135-141

Vendryes 1937
Joseph Vendryes, « Antoine Meillet », Bulletin de la société de linguistique de Paris, XXXVIII, 1937, p. 1-42

How to cite this post

Moret, Sébastien. 2015. Antoine Meillet et les massacres d’Arménie de 1915. History and Philosophy of the Language Sciences. https://hiphilangsci.net/2015/11/30/antoine-meillet-et-les-massacres-darmenie-de-1915

Tagged with: , , ,
Posted in 20th century, Anatolia, Article, Europe, History, Linguistics

Leave a Reply

Fill in your details below or click an icon to log in:

WordPress.com Logo

You are commenting using your WordPress.com account. Log Out /  Change )

Facebook photo

You are commenting using your Facebook account. Log Out /  Change )

Connecting to %s

Upcoming events

28-30 June 2023
Faro, Portugal
International Inter-association (History of Language Teaching) Conference
Language teachers, methodologies and teacher training in historical perspective

4-6 September 2023
Universidade de Trás-os-Montes e Alto Douro, Portugal
2023 Annual Colloquium of the Henry Sweet Society
What counts as scientific in the History of Linguistics?

6-9 September 2023
Universidade de Trás-os-Montes e Alto Douro, Portugal
XXXII. International Colloquium of the “Studienkreis ‘Geschichte der Sprachwissenschaft'” (SGdS)
Controversies in the history of linguistics

%d bloggers like this: