Analyses du fonctionnement sémantico-référentiel du nom propre dans l’Inde ancienne

Émilie Aussant
Laboratoire d’histoire des théories linguistiques (CNRS) – Université Paris Diderot

Introduction

La question du « sens » des noms propres a suscité, aussi bien en Occident qu’en Inde, de nombreuses réflexions. Si les débats ont longtemps concerné, en Occident, la logique et la philosophie – la linguistique n’y participant que de manière marginale – ce sont essentiellement les grammairiens (vaiyākaraṇa) et les dialecticiens (naiyāyika) qui, dans l’Inde ancienne, se sont emparés du problème. Les premiers ont majoritairement défendu l’idée selon laquelle les noms propres dénotent parce qu’ils connotent, alors que, parmi les seconds, c’est l’idée d’une dénotation directe, sans connotation, qui a été le plus souvent soutenue.

La présente contribution, qui se fonde sur une recherche publiée en 2009 sous le titre Le nom propre en Inde. Considérations sur le mécanisme référentiel (Aussant 2009), vise à donner un aperçu de ces deux types d’analyses. Bien que leur contexte d’émergence soit différent, elles s’élaborent toutes deux autour du concept de « cause d’application » (pravṛtti-nimitta), auquel la première section de cet article est consacrée. J’expliquerai, dans la deuxième section, en quoi consiste la première analyse (les noms propres dénotent parce qu’ils connotent) à travers la thèse de la propriété générique comme cause d’application des noms propres, la plus ancienne qui soit parvenue jusqu’à nous et la plus fréquemment évoquée. La troisième et dernière section de cette contribution sera consacrée au deuxième type d’analyse (les noms propres dénotent directement), analyse défendue par plusieurs dialecticiens et dont les fondements sont posés dès le VIes.

La « cause d’application » (pravṛtti-nimitta) des mots

Le concept clé des analyses du fonctionnement sémantico-référentiel des noms dans l’Inde ancienne est celui de « cause d’application » (pravṛtti-nimitta). Deshpande (1992 : 56) en propose la définition suivante :

It [le terme pravṛtti-nimitta] refers to a property whose possession by an entity is the necessary and sufficient condition for a given word being used to refer to that entity.

Dans une certaine mesure, le concept de « cause d’application » n’est pas sans rappeler ce que l’on entend, dans la tradition occidentale, par « connotation ». Je fais référence au terme tel qu’il a pu être employé par John Stuart Mill dans le cadre de sa classification des noms (1988 : 26-46) et à l’interprétation qu’en a donnée le linguiste Georges Kleiber (1981 : 16-17) :

La connotation […] est une « définition en compréhension » ou définition intensionnelle : un nom général concret dénote et connote à la fois ; il dénote les objets dans les conditions décrites ci-dessus et connote les attributs de ces objets. Blanc dénote tous les objets qui sont blancs et connote la qualité « blancheur » […]. L’erreur de Mill […] est de n’avoir pas vu que les noms dénotent, c’est-à-dire peuvent référer à des individus particuliers, parce qu’ils connotent, c’est-à-dire parce qu’ils ont un sens. […]. Nous proposons donc de remplacer la coordination dénotent ET connotent par la subordination dénotent PARCE QU’ils connotent.

Je pense que les concepts de « cause d’application » et de « connotation » peuvent être rapprochés sur le plan de leur fonction : tous deux expliquent en effet pourquoi tel terme réfère à tel objet et s’opposent ainsi respectivement aux concepts d’artha (« objet ») et de « dénotation », qui renvoient à ce à quoi réfère le terme (pour plus de détails sur ce rapprochement, cf. Aussant 2009 : 55-68). Entre la conception indienne qui consiste à dire que si śukla (« blanc ») dénote un objet, c’est parce que cet objet est pourvu de la qualité blancheur et la conception millienne, revisitée par Georges Kleiber, qui consiste à dire que blanc dénote tous les objets qui sont blancs parce qu’il connote la qualité blancheur, la similitude est, en effet, frappante.

La thèse de la propriété générique comme cause d’application des noms propres

Considérons le premier type d’analyse : les noms propres dénotent parce qu’ils connotent ou, en termes plus sanskrits, parce qu’ils ont une cause d’application. Les théoriciens indiens du sanskrit – toutes écoles et époques confondues – ont avancé quatre thèses dans le cadre de cette analyse : 1) la thèse de la propriété générique comme cause d’application des noms propres ; 2) la thèse de la forme phonique du nom ; 3) la thèse de l’identité de l’individu dénoté ; 4) la thèse de l’individu porteur du nom. Je ne donnerai qu’un aperçu de la première thèse. Il s’agit de la plus ancienne qui nous soit parvenue ; c’est aussi, semble-t-il, la mieux connue des écoles indiennes qui se sont intéressées au fonctionnement sémantico-référentiel du nom propre : elle est évoquée dans des textes de grammairiens, de dialecticiens, de poéticiens, ainsi que dans des textes bouddhiques.

L’argument est le suivant : un nom propre tel que Devadatta, parce qu’il réfère à un corps qui, de la naissance à la mort, passe par différents états, doit être considéré comme générique. En effet, si le seul nom Devadatta est employé pour désigner l’ensemble des multiples instances de ce corps qui n’est jamais le même, l’on ne peut pas dire de ce nom qu’il est individuel. Il ne peut être que générique et c’est la propriété ‘fait d’être Devadatta’ ou ‘devadatta-ité’ (devadatta-tva) qui cause son application. Dans le cadre de cette thèse, le fonctionnement sémantico-référentiel des noms propres est conçu comme étant identique à celui des noms communs.

Pour donner une idée concrète de la formulation de cette idée en termes proprement sanskrits, je citerai l’extrait suivant de la Mahābhāṣyadīpikā de Bhartṛhari, grammairien et philosophe du Ve s. :

De même que le fait de tournoyer (bhramaṇatvam), qui concerne de multiples actions, est dit bhramaṇam (« tournoiement »), dans le cas de [l’individu nommé] Ḍittha aussi, [il y a quelque chose] qui évolue de sa naissance jusqu’à sa mort, [c’est pourquoi] on dit « c’est Ḍittha, c’est [encore] Ḍittha ». Ce qui demeure inchangé [à travers] l’enfance, l’adolescence, la jeunesse et la vieillesse, c’est la connaissance [de l’identité] : « c’est là ce même [Ḍittha] » autrement dit, la propriété de classe (ākrtiḥ).
(Mahābhāṣyadīpikā sous Paspaśā : 15)

La thèse de la référence directe

Considérons maintenant le deuxième type d’analyse : les noms propres dénotent sans connoter. Cette analyse – qui, contrairement à la précédente, ne se décline pas en thèses – semble avoir été seulement défendue par des dialecticiens. Leur raisonnement est le suivant : les noms propres réfèrent directement, sans cause d’application. Selon Ganeri (1996 : 350, 2006 : 187), cette conception, qui veut que le nom « prenne [son référent] par les cornes » (śṛṅga-grāhikayā), remonterait au dialecticien Jayanta Bhaṭṭa (IXe s.), qui aurait lui-même été influencé par la théorie du grammairien Vyāḍi (dont les travaux n’ont pas survécu), théorie dite vyakti-śakti-vāda (litt. « théorie de la capacité expressive du particulier », d’où « théorie particulariste »), selon laquelle les thèmes nominaux réfèrent à un particulier et fonctionnent donc comme des noms individuels. Dans le cadre de cette analyse, comprendre un terme se réduit à connaître la relation qui le lie à tel référent particulier.

Voyons comment cette analyse a pu être formulée. Le néo-dialecticien Vardhamāna (XIVe ?), dans son commentaire à la Kiraṇāvalī d’Udayana, distingue quatre catégories de thèmes nominaux (saṃjñā) : 1) jāti-rūpa-pravṛtti-nimittavatī « [nom] pourvu d’une cause d’application qui consiste en une propriété générique » ; 2) upalakṣaṇavatī « [nom] pourvu d’un indice » ; 3) aupādhikī « [nom] lié à une propriété adventice » ; 4) pāribhāṣikī « [nom] introduit par une définition ». Il classe les noms propres dans la dernière catégorie :

Mais quand, en l’absence de lien avec une cause d’application (pravṛtti-nimitta) ou un indice (upalakṣaṇa), un individu particulier, faisant l’objet d’une convention, est présenté à l’esprit directement, il s’agit alors d’un nom [dit] pāribhāṣikī tel que Caitra (nom propre individuel), etc., [nom qui réfère] directement (śṛṅga-grāhikayā).
(Kiraṇāvalīprakāśa : 34)

Remarques conclusives

Si la thèse de la propriété générique comme cause d’application des noms propres échoue à expliquer la singularité sémantico-référentielle de ces unités linguistiques, ce n’est pas le cas des autres thèses déclinant le premier type d’analyse. Pour plus de détails, cf. Aussant 2009.

Références bibliographiques

AUSSANT, Émilie. 2009. Le nom propre en Inde. Considérations sur le mécanisme référentiel. Lyon, ENS Éditions, Collection Langages.

BHARTṚHARI. The Mahābhāṣya-Dīpikā of Bhartṛhari. Critical Edition, with English Translation, Poona : Bhandarkar Oriental Research Institute, 8 vol. (Āhnika 1, critically edited by J. Bronkhorst : Post-Graduate and Research Department Series 28, 1987; Āhnika 2, critically edited by G.B. Palsule : Post-Graduate and Research Department Series 31, 1988).

DESHPANDE, Madhav Murlidhar. 1992. The Meaning of Nouns. Semantic Theory in Classical and Medieval India. Nāmārthanirṇaya of Kauṇḍabhaṭṭa translated and annotated. Dordrecht, Kluwer, Studies of Classical India 13.

GANERI, Jonardon. 1996. « ākāśa and other names. Accounts of Pāribhāṣikī terms in Nyāya and Vaiśeṣika Texts », Journal of Indian Philosophy 24-4, p. 339-362.

GANERI, Jonardon. 2006. Artha – Meaning, New Delhi, Oxford University Press, Foundations of Philosophy in India.

KLEIBER, Georges. 1981. Problèmes de référence. Descriptions définies et noms propres. Paris, Klincksieck.

MILL, John Stuart. 1988. Système de logique déductive et inductive. Traduction française sur la 6e édition anglaise (1949 : A System of Logic, London, Longmans ; 1st ed. : 1866) par Louis Peisse. Liège, Pierre Mardaga Éditeur.

VARDHAMĀNA. The Kiraṇāvalīprakāśa. Edited by B. N. Śāstri (part 1) and by Mahāmahopādhyāya M. A. G. N. Kavirāja (part 2), Bénarès, The Princess of Wales, Saraswatī Bhavana Texts n° 45, 2 vol. (vol. 1 : 1933, vol. 2 : 1936).

How to cite this post:

Aussant, Emilie. 2013. ‘Analyses du fonctionnement sémantico-référentiel du nom propre dans l’Inde ancienne’. History and Philosophy of the Language Sciences. https://hiphilangsci.net/2013/06/05/analyses-du-fonctionnement-semantico-referentiel-du-nom-propre-dans-linde-ancienne

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4 comments on “Analyses du fonctionnement sémantico-référentiel du nom propre dans l’Inde ancienne
  1. elenavil says:

    Thanks for an interesting post! The issue of proper names’ semantics is exciting, and it’s truly surprising how the ‘cause d’application’ developed in India coincides with Georges Kleiber’s argumentation. My question is the following: are there the Indian (first) names given to the members of particular social class only (something like “noble” and “peasant” names) and how they are described in Indian tradition? It seems that the existence of names that indicate gender or social class support the first account: we choose the name because the information contained in it corresponds to the real data about the owner.

    • Emilie Aussant says:

      Bonjour et merci de votre commentaire!

      Je ferai une réponse en deux parties.

      1) Les discussions relatives au nom propre, que l’on trouve dans les textes techniques des disciplines indiennes anciennes s’intéressant au langage, s’appuient sur très peu d’exemples, de manière générale. Au sein d’une même discipline, le stock d’exemples ne varie pas, mais les disciplines ne recourent pas forcément aux mêmes stocks. Les grammairiens citent le plus souvent .rtaka (ou .ltaka) et .dittha (.d = d rétroflexe), deux noms inanalysables et donc, opaques sur le plan référentiel. Cela s’explique par le contexte dans lequel les grammairiens abordent la réflexion sur le fonctionnement des noms propres: il s’agit pour eux d’expliquer la singularité sémiotique de certains termes qui fonctionnent arbitrairement, c’est-à-dire sans rapport entre le nom (ce qu’il signifie) et son porteur (ce sont les termes dits “sa.mjñaa” = noms propres, termes techniques, autonymes, termes dont le genre et/ou le nombre ne s’expliquent pas). Dans les textes de logiciens, les exemples de noms propres que l’on rencontre le plus fréquemment sont caitra (“fils de Citraa”) et devadatta (“dieudonné”), noms propres bien connus et parfaitement analysables. L’opacité (ou la transparence) référentielle n’intéresse pas les logiciens, ce qui les amène à réfléchir sur le fonctionnement des noms propres, c’est le fait que ces unités réfèrent (ou sont censées référer) à un individu unique. Il est donc inutile, pour eux, d’aller chercher des exemples particuliers: tout mot – opaque ou transparent – employé comme nom propre fait leur affaire.

      Voilà pour les textes relevant de ce que l’on pourrait appeler les “sciences du langage” (textes que je connais le plus). A ma connaissance, ce genre de réflexion ne se retrouve pas dans d’autres champs disciplinaires (droit, rituel, astrologie, etc.). Quand il est question des noms propres dans ces disciplines (le fait de donner un nom tel jour après la naissance d’un enfant, par exemple), il s’agit, dans la grande majorité des cas, de noms hautement signifiants, parfaitement transparents sur le plan référentiel: selon le contexte, les noms doivent décrire une ou plusieurs propriétés de leur porteur.

      2) De nos jours, on observe la même tendance: le nom doit dire quelque chose de son porteur. Ce qu’il doit dire dépend de nombreux critères (religion ou secte, région indienne, classe sociale) qui s’entrecroisent. A ma connaissance, il n’y a pas d’étude qui couvrirait les us et coutumes pan-indiennes relatives aux noms propres (et pour cause: la tâche est titanesque!).

      J’espère avoir répondu à vos questions.

  2. nickriemer says:

    Merci, Emilie, pour un poste passionnant. Ce qui m’intéresse beaucoup dans la notion de « cause d’application » , c’est l’inversion quasiment totale que l’on y voit par rapport aux idées de la tradition sémantique occidentale (bien que, comme tu le dis, ça recoupe la conception millienne de façon frappante à d’autres égards). Selon une conception communément admise, par exemple chez Frege (ou bien Locke), on aborde la question de la référence en partant du côté du locuteur ou de l’expression linguistique (approche sémasiologique). La propriété qui détermine la capacité référentielle des mots se trouve donc à l’intérieur de l’expression linguistique : on emploie tel mot avec telle référence parce que le mot possède un certain sens, qui réfléchit les propriétés détenues par le référent. Si je te comprends bien, avec la cause d’application, on regarde les choses dans le sens inverse, du point de vue du référent : un objet possède certaines propriétés qui le rend susceptible d’une certaine dénomination, ce qui entraîne (je suppose) que les objets ayant les mêmes propriétés peuvent recevoir les mêmes noms. C’est comme si chaque objet possédait des propriétés qui appelaient les mots. Plutôt qu’une capacité référentielle des mots, il semble que l’on pourrait parler de la capacité des objets à susciter des dénominations. Je trouve très intéressante cette manière de mettre l’ « élan » qui initie la dénomination du côté de la chose, non pas du mot ou du locuteur, et je me demande à quel point ça peut cadrer avec d’autres aspects de la sémantique indienne.

    • Emilie Aussant says:

      Merci, Nick, pour ton commentaire.

      Tu as parfaitement saisi le propos: la “cause d’application” d’un mot est une propriété de son objet ou référent. Si un même mot réfère à plusieurs objets, c’est parce que ces objets ont en commun une propriété qui fait qu’ils sont tous désignables par ce même mot: la propriété qui appartient à tous les
      individus désignés par le mot “go” (“bovin”), et à eux seuls, c’est le “gotva”, la “bovinité”, et c’est cette propriété qui cause l’application du mot “go”. À ma connaissance, la notion de “cause d’application” reste d’emploi limité et, la plupart du temps, c’est quand il est question des noms propres que les théoriciens y recourent. C’est donc peut-être le fonctionnement sémiotique “marginal” des noms propres (et de quelques autres unités) qui aurait amené les théoriciens indiens à développer une analyse plaçant l’objet ou le référent comme “initiateur” de la relation de dénomination.

      L’explication traditionnelle (dite “étymologique” (nirukta)), qui est sans doute beaucoup plus ancienne que celle que j’évoque dans mon post, procède en sens inverse, le même que celui de la tradition sémantique occidentale: le sens étymologique d’un nom (qu’il soit propre ou commun), révélé par l’analyse (“nirvacana”), doit correspondre au référent de ce nom. Autrement dit, le sens étymologique du nom nous indique le référent, il permet de l’identifier (on est en fait très proche de l’analyse à laquelle se livrent les interlocuteurs du Cratyle). En dehors des discussions très techniques relatives au fonctionnement sémantico-référentiel des noms propres (que l’on trouve dans les textes de grammairiens et logiciens et qui recourent à la notion de “cause d’application”), l’explication la plus commune (on pourrait même dire la plus “populaire”) est profondément naturaliste (il existe un lien naturel entre le nom et l’objet qu’il désigne) et fait du nom le point de départ de la relation de dénomination.

      J’espère avoir répondu à ta question.

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